Cœur battant du pays, le centre-ville d’Alger souffre d’une gestion calamiteuse qui l’a déclassé d’artère chic en capharnaüm et en braderie de bas de gamme en particulier pendant les soirées du ramadan.
Si on devait comparer l’Algérie à la rue Didouche Mourad, son artère principale désormais célèbre dans le monde pour être le siège du Hirak, on conclurait vite que le pays est dans un état de dégradation avancée. Avec ses trottoirs défoncés et dépareillés, ses poubelles extrêmement sales et débordantes d’immondices et ses recoins parfumés à l’odeur pestilentielle des égouts ou d’urine humaine, l’endroit en devient révulsant.
Le centre-ville d’Alger subit un laisser-aller symptomatique d’une mauvaise gestion qui révèle l’incompétence de ses autorités dont l’ambition a apparemment d’autres centres d’intérêt que le rayonnement de la capitale.
Cela se voit particulièrement durant les soirées du ramadan lorsque les badauds et les familles l’envahissent en quête d’un moment de plaisir ou pour faire des emplettes. Ainsi, le quartier Ferhat Boussad, ex-Meissonier, devient en cette occasion un souk de village où se côtoient des mini tentes en plastique blanc et des étals ployant sous des monticules de vêtements et de breloques de bas de gammes. « Diri l’affaire ya m’ra (fais l’affaire, ô femme !) » crient les jeunes camelots dans un assourdissant brouhaha. La demi-obscurité qui enveloppe les lieux, faute d’un éclairage adéquat, lui confère une étrangeté digne des atmosphères décrites par Edgar Allan Poe.
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A 23 heures, la venelle grouille encore de silhouettes indistinctes qui fouillent des amas de sous-vêtements et de bas en nylon. Elle scintille de diodes multicolores faisant clignoter des jouets pour enfants pauvres. Elle regorge d’un bazar de bijoux en toc, d’appareillages de cuisine et de bric-à-brac offerts aux regards avides d’une foule dense en quête d’articles à la portée d’un salaire misérable.
Les cris, les coudoiements et la peur des pickpockets n’invitent pas cependant à la détente. L’ambiance créée par les rivalités sonores entre les marchands à une heure aussi tardive et obscure met le visiteur sous pression. Le coin est réputé être, même en temps normal, un écosystème où nage à l’aise un banc de truands et larrons. L’absence de policiers accentue un peu plus les appréhensions.
Une impression de désordre et de vulgarité
Les riverains semblent s’accommoder du bruit et des odeurs. Les fenêtres fermées qui tapissent des façades fin 19e siècle, richement décorées mais en décrépitude, renseignent sur leur état d’esprit. Les plus anciens d’entre eux doivent certainement regretter le temps où cette placette prolongée par la rue Zabana (ex-rue Hoche) avait de l’allure. Aujourd’hui, peu de choses la différencient des quartiers d’El Djorf, de Boumati, des Trois-Horloges et des chaussées typiques des « bétonvilles » construites récemment. Une impression de désordre, de vulgarité et décadence l’avilit et l’habille d’un caractère triste.
A son édification, l’ex-rue Michelet, était habitée par de riches vignerons qui avaient donné libre cours à leur exubérance. C’était l’époque où les occupants européens avaient acquis la certitude de leur pérennité en Algérie et voulaient se doter d’une capitale capable de damer le pion aux plus belles cités d’Europe.
Après l’indépendance et jusqu’au début des années 1980, on ne pouvait pas s’y promener sans une tenue adéquate, des chaussures lustrées et des manières appropriées. Cette culture a maintenant cédé le pas à la négligence des autorités et à l’indifférence des habitants.
Pourtant, il a suffi de quelques ravalements de façade et des couches de peinture pour que les immeubles de la rue Didouche resplendissent d’un retour de majesté. De nouvelles boutiques et cafés arrangés avec goût lui ont redonné un peu de son aspect précieux. Il reste que ceux censés préserver son caractère glamour et méditerranéen comprennent qu’ils ont la responsabilité d’une ville parmi les plus élégantes du monde.
Les petits barnums installés en face de la Grande-Poste, les escaliers en marbre gris repoussants de saleté menant au projet d’un centre commercial souterrain en jachère depuis des décennies, la rareté des corbeilles, plaident cependant pour un verdict contraire. Il faut ajouter à cette nuisance visuelle, l’attentat contre l’harmonie architecturale de la ville commis par les promoteurs du paquebot en béton armé aux murs crépis toujours en construction sur les fondations de l’ancien bâtiment qui abritait la pâtisserie La parisienne. La démolition de ce fleuron de l’école néoclassique a balafré à jamais le visage d’Alger en y incorporant une sorte de mall prétendument moderne mais dont la banalité frise la grossièreté.
Toutefois, en dépit des atteintes à son tissu, la rue Didouche demeure un havre agréable dans sa majeure partie en particulier à son début. Le tronçon qui longe la Faculté centrale et son large pavé arboré de lentisques soigneusement taillés invite à la flânerie.
Loin de là, le quartier de Sidi Yahia à Hydra qui est fréquenté par une jet-set acculturée ne pourra jamais tenir la comparaison avec elle. Ce carrefour kitch qui plaît tant aux nouveaux riches est pauvre en vie malgré les tarifs parisiens pratiqués par ses cafetiers et gargotiers.
Didouche Mourad est un espace pensé et structuré, voilà pourquoi il est tant apprécié en dépit de son âge avancé. Il est certes déclassé actuellement et considéré comme un quartier populaire sans intérêt par les nouveaux bourgeois gentilhommes, éclos ces dernières années. Il n’en demeure pas moins le cœur battant et l’endroit le plus présentable du pays.
Mohamed Badaoui