Dans leurs échanges quotidiens, les Algériens s’interpellent par des termes qui expriment la fraternité, mais ces expressions révèlent aussi un esprit qui interdit la liberté de penser.
« Djeich, chaâb, khawa khawa (Armée, peuple, frères, frères !) », cette expression que les manifestants scandaient au début du Hirak, en 2019, est plus qu’une profession de foi ou un slogan politique. Elle renseigne sur les rapports au sein de la société algérienne où le citoyen n’est pas considéré comme un individu, un étranger, un autre, mais comme un membre d’une famille élargie qui englobe tout le peuple. En naissant, l’Algérien acquiert de facto l’obligation de fraterniser avec ses compatriotes même si aucun texte juridique n’impose cette promiscuité.
On peut supputer que cet état d’esprit a été hérité de la guerre de libération lorsque les Algériens étaient unis comme des frères et des sœurs face à l’ennemi commun : le colonialisme. D’ailleurs, dans le parler populaire, on ne disait pas « moudjahidine » pour désigner les combattants mais « el khawa (les frères) ».
Quoi qu’il en soit, ce rapport à autrui a peu changé après l’indépendance du pays. Les Algériens continuent de se donner du « khouya (mon frère)», « kh’ti (ma sœur) », « agma (frère en kabyle) » et ainsi de suite. Les mots « monsieur » et « madame » n’ont pas d’équivalent dans les divers dialectes algériens qu’ils soient d’origine arabe ou berbère.
Monsieur donne « sayedi » en arabe classique ou « sidi » lorsqu’il est prononcé avec un accent local. C’est une appellation qui implique un rapport de hiérarchie ou même de domination. Or, en Algérie, on ne conçoit pas ainsi les liens au sein de la société. Dans le discours, il n’y a pas des supérieurs et des inférieurs même si dans la réalité il existe des différences de classes entre les individus. Dire à quelqu’un sidi parce qu’il est riche ou puissant n’est pas acceptable. L’égalité entre les destins est ici un dogme inébranlable. « Sidi » est réservé à des saints morts dont on honore la mémoire et même cette distinction est aujourd’hui remise en cause par une partie de la population qui y voit une réminiscence du paganisme.
« El hadj », « El hadja », « lalla » et « ya m’ra »
« El hadj (le pèlerin)» est plus adéquat. Il est attribué à une personne âgée, respectable, mais aussi à un patron même jeune lorsqu’il s’acquitte du devoir religieux ou même d’une simple visite (omra) aux Lieux-Saints. « El Hadja » est l’équivalent féminin de ce terme. Jadis, on disait aux femmes du monde « lalla » mais le mot a acquis maintenant une consonance quasi péjorative. L’aristocratie des villes qui préexistait à la colonisation où la « lalla » avait à son service des « khdimates (soubrettes) a disparu.
De nos jours, « ya m’ra (ô femme) » suffit pour interpeller une femme inconnue. Il n’est pas non plus insultant de héler une dame âgée par « laadjouz (la vieille) ». D’ailleurs, les jeunes d’Alger emploient ce qualificatif en parlant de leur mère. A l’Ouest du pays, c’est « chibania (la grisonnante ou la blanchie)» qu’on utilise en guise de synonyme à « mère » et « chibani » pour le père.
De son côté, « cheikh » qui signifie indistinctement vieillard, maître ou sage, définit un statut un peu plus diversifié. Ainsi, on s’adresse à un enseignant qu’il soit maître d’école ou professeur des universités en passant par « cheikh » comme formule d’appel. L’adjectif peut aussi désigner une personne qui a la maîtrise d’un art ou une sagesse reconnue dans sa communauté comme les chanteurs de la musique chaâbi. En revanche, « cheikha » est réservée à des chanteuses de tripots.
Rapports fusionnels ou esprit grégaire
Lorsqu’on interpelle un homme inconnu dans la rue, il est d’usage d’utiliser « si Mohamed » en référence au prénom du Prophète de l’islam. Toutefois, c’est « khouya », « khou », « kh’ti », « khawti (pluriel masculin) », « khwatati (pluriel féminin) ».
Cela veut dire que la société n’admet pas d’autres rapports entre ses membres que fusionnels et égalitaires. On peut y voir aussi la manifestation d’un esprit grégaire qui interdit aux individus de vivre en dehors du troupeau.
Il en va ainsi pour tous les aspects de la vie commune. L’identité, la religion, la langue ; bref, ces marqueurs que l’on appelle officiellement « les constantes de la nation » doivent, selon cette vision, s’imposer à tous sans laisser aux réfractaires le droit de les discuter.
Aussi, pour un oui pou un non, on punit par l’anathème, le mépris, parfois par la prison ou même le meurtre ceux qui osent ne serait-ce réfléchir en dehors de l’unanimisme ambiant. La liberté de dire son désaccord ou de produire une opinion, une approche ou une nouvelle façon de voir les choses peut faire subir à son auteur un sévère châtiment.
Le Hirak a quelque peu fait bouger les lignes de cette pratique en laissant le champ libre à une variété de points de vue, de positions et d’engagements politiques de s’y exprimer sans contrainte et pacifiquement. C’est d’ailleurs ce caractère hétérogène et universel qui lui garantit de durer depuis plus de deux ans.
Cependant, les choses risquent de changer dans les jours à venir. Les autorités ont presque décidé que le mouvement populaire est définitivement sorti des clous et qu’il menace maintenant la cohésion de la nation. Le dernier communiqué du ministère de l’Intérieur qui met des barrières à la liberté de manifester le vendredi risque de, définitivement, enterrer la sacro-sainte alliance « khawa, khawa ».
Mohamed Badaoui