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Balade au centre-ville d’Alger

Par Mohamed Badaoui

Une rue aussi longue que deux siècles d’histoire

La rue de la Liberté est une artère algéroise de quelque deux cents mètres, mais qui contient tant de contradictions et de peines. Son nom évoque l’absence de chaînes mais elle est surtout le siège de lieux de pouvoir. Elle abrite en outre un trafic qui s’y déroule en plein jour qu’aucune force ne semble capable de contraindre.

La rue de la Liberté s’ouvre, à l’ouest, sur une magnifique place arborée, créée vers 1860. Anciennement nommée square de la République, puis Aristide Briand, avant de porter le nom de Bresson, elle est finalement baptisée, en 1963, du nom de la ville égyptienne Port-Saïd à l’occasion de la visite en Algérie de Jamal Abdenasser.

Le havre où, dans une singulière harmonie végétale, se côtoient ficus, magnolias, palmiers, lataniers et, jadis, des bambous, prolonge de manière exquise l’esplanade de l’Opéra devenu aujourd’hui le Théâtre national Mahiéddine Bachtarzi.

Ce balcon verdoyant, qui surplombe le port et la gare centrale d’Alger ainsi que les deux rampes entrecroisées ex-Magenta et ex-Chasseloup-Laubat, est sans nul doute l’un des plus beaux belvédères sur mer du bassin méditerranéen.

Aux temps honnis des colonies, il servait de promenade aux belles européennes accrochées aux bras de dandys et de carré de contemplation pour ceux qui en avaient le temps. Le soir, il se transformait en rendez-vous festif où les concerts de musique et les bals étaient organisés.

Le Square, comme le désignent les Algérois, a aujourd’hui changé de nature et de fonction. Il agglomère une population de passage, de sans–abris, de mendiants et de quelques malades mentaux. Des retraités aiment s’y asseoir aussi mais, faute de bancs tous déboulonnés pour une raison obscure, ceux-ci se posent sur des morceaux de carton au-dessus des bordures des espaces gazonnés. Visiblement pauvres, taciturnes, ils semblent méditer sur une vie de combattant en train de s’achever dans la fadeur et l’ennui.

La vespasienne de style Eifel qui trônait sur le trottoir du boulevard Che Guevara a disparu et ce sont les escaliers menant au Bastion qui, maintenant, servent d’urinoir. En revanche, les jets d’eau creusés dans des pierres poreuses et placés aux quatre coins de la place sont taris. Muet est aussi l’imposant kiosque à musique édifié au milieu du Square puisque, au grand dam des mélomanes, aucune mélodie n’en monte.

Un univers parallèle

Depuis, plus de trois décennies, le Square est devenu un univers parallèle. Il est synonyme de plaque tournante du trafic de devises. Un phalanstère de brokers clandestins, debout, les mains chargées de liasses de dinars, y proposent aux passants et aux automobilistes l’achat ou la vente de monnaies étrangères. Ils rabattent la clientèle au profit de gros mérous du marché noir dont personne ne sait l’identité ni l’origine de la fortune. Les cambistes  viennent de presque toutes les régions du pays et mènent leur commerce comme s’ils sont détenteurs d’un permis dûment signé par le gouverneur de la Banque d’Algérie et du ministre des Finances. Mais, par crainte de la police qui opère, ces derniers temps, de timides incursions dans la bourse illégale, ils se réfugient dans la rue de la Liberté.

L’artère longe, pourtant, une succursale de la Banque nationale d’Algérie, reconnaissable à son fronton et à ses enseignes de couleur vert-pomme mais à laquelle la loi interdit, comme à toutes ses semblables, le change de devises. Une disposition qui dure depuis toujours mais qui n’a cependant jamais empêché la fuite des capitaux ni les opérations frauduleuses notamment le gonflement des factures. Même un ancien chef du gouvernement, aujourd’hui en prison, s’est plaint de n’avoir pas pu écouler sur le marché officiel les lingots d’or qu’il a reçus, selon lui, en cadeau grâce à la générosité de mystérieux émirs.

Décidément toutes les valeurs vacillent, lorsqu’elles ne tombent pas en ruine, à l’image du « Grand hôtel », au début de la rue de la Liberté. Le vieux palace d’architecture néoclassique affiche une mine maussade et grise si ce n’est l’arbre qui a eu l’idée saugrenue de percer le haut de sa façade. La nature est source inépuisable d’humour contrairement aux institutions de la république.

Ainsi, le Tribunal d’Alger dont l’accès des prisonniers se trouve aussi rue de la Liberté a servi de passage vers la prison à plusieurs militants de la Révolution du sourire. L’Algérie officielle ne plaisante pas. Elle ne reconnaît aucun détenu politique. Tout opposant radical n’est, aux yeux de ses juges, que perturbateur, séditieux et conspirationniste ; un élément nuisible à la sécurité de l’Etat qui drape ses mauvaises intentions dans les slogans du « Hirak béni », tel que l’a qualifié le président de la république.

Sur le trottoir d’en face, collées à la partie la plus basse de la façade postérieure du Sénat, sous un gigantesque encorbellement qui point du mur, des grappes de personnes discutent. Il s’agit, probablement, de parents de détenus ou de sympathisants d’activistes politiques en attente de jugement. L’endroit vit, en effet, dans effervescence depuis le premier tiers de 2019. En plus des procès d’anciens nantis du système tombés en disgrâce, puis sous le maillet de la Justice, plusieurs révoltés pacifiques ont écopé de peines lourdes réservées d’ordinaire aux fauteurs de troubles à l’ordre public.

Une estampe figée

La rue de la liberté est également occupée par l’édifice d’un titre mythique de la presse algérienne : El Moudjahid. Le journal est intiment lié à la mémoire du pays puisque, durant la guerre d’indépendance, il était l’organe central du Front de libération nationale. El Moudjahid, qui a accompagné toutes les étapes de l’histoire récente de l’Algérie, résiste vaillamment au temps et à ses vicissitudes. Il a gardé, grâce à une approche particulière du journalisme, un incroyable aplomb. Comme un vieux et solide galion, il maintient, quelles que soient les houles, le même cap tanguant tantôt à bas-bord, tantôt tribord, de sorte qu’un lecteur qui lui suit sur six décennies sent que l’Etat national est inébranlable jusqu’à la perpétuité.

La rue de la Liberté est aussi prisée, pour une raison évidente, par les avocats et par d’autres praticiens libéraux. Elle accueille également une coquette école primaire qui est restée longtemps fermée à cause de la pandémie.

Fermée l’est aussi l’agence d’Air Algérie qui affichait naguère au charme vintage des seventies. L’inénarrable Hôtel Aletti, visible de là, lui, est toujours en travaux. Son élégante silhouette art-déco est aujourd’hui couverte par des filets en haillons salis par les poussières du chantier.

Ainsi, la rue de la Liberté, à l’instar d’une estampe figée, raconte mieux qu’un livre savant l’état actuel du pays. Un pays où tout paraît informel, déguenillé, léthargique et souvent interdit. Un pays qui hésite entre la reculade en désordre vers un hier, décrété glorieux, et l’envie forte de ses jeunes d’aller rapidement vers des lendemains meilleurs, quitte à se noyer dans la mer, quitte à se faire dévorer par les poissons.

 

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