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Dans un pays vivant dans l’urgence : portrait d’un anonyme en quête d’oxygène (Reportage)

Nul besoin de le nommer. Il s’agit d’un parfait inconnu qui ressemble à tous ceux qui, dans le monde, souffrent depuis l’apparition d’une bestiole immatriculée Covid-19. Cet être invisible a déclenché, sans sommation, une guerre mondiale contre tous les habitants de la Terre et a réussi à les transformer en profondeur, révélant l’ange chez les uns, le diable chez les autres.

L’homme portait sa cinquantaine avec aplomb. Il se dégageait de sa silhouette une classe surannée, quelque chose qui jurait avec l’époque. Il semblait captif d’un exil intérieur dont témoignait la perplexité lisible dans son regard. Drapé dans une veste bleu nuit au tissu fatigué, jetée mollement sur une chemise jadis blanche que des lavages en série ont ternie, il avait aux pieds des mocassins, certes, cirés mais dont le kilométrage sautait aux yeux.

Tout dans son attitude appartenait à un passé désespérément révolu, à un temps définitivement perdu ; un temps où les files d’attente devant les magasins nourriciers de l’Etat n’étaient pas plus longues que les queues à l’entrée des cinémas, des théâtres et des salles de concerts. Une ère où l’on rêvait de progrès, d’égalité, préférant la fraternité à « l’exploitation de l’homme par l’homme », pour paraphraser le slogan d’alors.

On le sentait bouillonner, avide de parler, de désengorger un cœur chargé. Il a jeté un regard furtif à l’inconnu assis, en face de lui, sur une banquette de train de banlieue pour jauger son aptitude à saisir le fond de sa pensée. Il ne savait pas que son vis-à-vis exerçait le métier de journaliste, d’historien de l’instant, selon la formule d’Albert Camus. Il ignorait que ses propos pouvaient intéresser un témoin professionnel et que son histoire allait être publiée, lue, car renfermant un caractère universel.

Plusieurs éléments factuels de ce récit ont d’ailleurs été modifiés pour préserver l’intimité de l’homme. Il n’en reste que ce qui fait sens, ce qui renseigne sur le moment fou que l’humain vit depuis dix-huit mois, sans comprendre ce qui lui arrive ; sans entrevoir la fin du cauchemar.

Se passant de préliminaires, l’orateur du train se lance. « Nous sommes à bout. Nous ne savons même pas quand cette saloperie va disparaître. Il y a juste deux semaines, j’ignorais ce que c’était un condensateur d’oxygène. Maintenant, je connais les marques et les capacités de chacun d’eux. Je sais mesurer la saturation. J’arrive à lire les bilans sanguins comme un médecin ».

Une existence entre parenthèses

Sa mère et son beau-père ont été contaminés à quelques jours d’intervalle. Dès lors, l’équilibre de la famille a été totalement bouleversé. « Notre existence est entre parenthèses. Nos actes se déroulent comme dans un film accéléré. C’est une course contre la mort ».

Il s’est tu quelques secondes pour regarder à travers la vitre de l’autorail qui arrivait au niveau de la station de dessalement d’eau de mer d’El Hamma. « Il a été difficile de les admettre à l’hôpital. Les malades affluaient par dizaines mais même après leur prise en charge, j’ai dû appeler je ne sais combien de personnes et d’associations en quête de condensateurs d’oxygène. Trouver une place en réa en ce moment relève du miracle. J’ai cherché à acheter l’appareil, mais quand j’ai entendu le prix, j’ai failli moi-même tomber en syncope. Je suis dégoûté de ne rien pouvoir faire. Mon impuissance me rend triste ».

Il a avoué qu’en rentrant chez lui, il ressentait les symptômes de la démence. Sa femme, fille unique de ses parents, complètement transformée par la peur de perdre son père, lui était méconnaissable. Il la voyait alterner les états d’âmes comme une schizophrène. Tantôt automate pour remplir l’eau, laver frénétiquement la vaisselle, faire la lessive et le ménage, cuisiner ; tantôt paniquée à l’idée d’une éventuelle contagion, soucieuse de s’occuper mal de ses enfants et de son foyer. « Elle parle toute seule entre deux coups de fil à notre fils garde-malade de ma mère et n’arrête pas, elle aussi, d’en appeler aux âmes charitables. Quand je la vois agir ainsi, mon cerveau se désorganise et perd sa cohérence. Je suis complètement perturbé. Tout m’échappe, ce que je fais, ce que je dis pendant la journée, tout me semble si étrange ».

S’ajoutent à cela les difficultés financières par lesquels passe ce cadre au cursus universitaire. Un salaire de 60 mille dinars et des dépenses presque équivalentes en serrant la ceinture. « A mon âge, en principe, on accède à la sagesse, comme c’était le cas de nos aïeux. Moi, au contraire, je régresse. Je me sentais plus responsable à 25 ans. Aujourd’hui, la moindre dépense m’effraie. J’ai peur d’être obligé d’emprunter pour finir le mois ou de ne pas pouvoir nourrir les miens. Avec trois adolescents à charge, il y a de quoi se faire du mauvais sang. Je suis sur le point de baisser les bras ».

Les monstres qui sommeillaient dans les âmes

Il n’y a pas que le manque d’argent qui le minait, a-t-il regretté, mais aussi la rude mise à l’épreuve de ses valeurs. « Cette crise a révélé les monstres qui sommeillaient dans les âmes. Je n’arrive pas à accepter qu’on puisse spéculer sur l’oxygène alors que les gens meurent. Dans quel monde sommes-nous ? J’ai pensé consulter un psychiatre tellement je suis troublé mais j’ai fini par m’abstenir. Je me dis que même les psychiatres doivent être fous maintenant. Au lieu de me soigner, ils seront capables de m’enfermer ».

Il a jeté un œil par-dessus son épaule et effectué un regard panoramique sur les passagers du train. « Je fréquente cette ligne depuis longtemps. Ce que je vois au fil du temps m’inquiète. Je me sens de plus en plus étranger à ma propre société ».

La voiture était à moitié pleine. Peu de voyageurs portait le masque ou respectait les distances comme le répétait la voix enregistrée jusqu’à l’agacement qui emplissait la cabine. En trois langues, arabe, français et amazigh, elle diffusait via des haut-parleurs au volume poussé à fond des conseils de prévention auxquels personne ne semblait prêter attention. Cette cacophonie était soutenue par les cris des vendeurs ambulants d’eau minérale, de kit mains-libres de téléphone, ou de friandises.

Le train est arrivé, enfin, à la gare de l’Agha. L’homme s’est levé. Il a tendu sa main pour serrer celle de son interlocuteur, puis s’est vite ravisé. Il s’est soudain rappelé que le Covid-19 guettait et que les expressions d’affection tactiles étaient gelées jusqu’à nouvel ordre. Il a salué d’un geste en l’air avant de prononcer des vœux de santé et des remerciements. Il paraissait quelque peu soulagé de s’être délesté d’une infime partie de ses malheurs à travers des mots. Après un sourire éphémère, il est descendu et a disparu dans la foule.

La rue Hassiba Ben Bouali n’était pas, comme à son habitude, noire de monde. L’artère commerçante et populaire du centre-ville d’Alger est en pleine crise. L’activité y est en berne. Les vendeurs font preuve d’agressivité pour attirer en vain des clients. De jeunes parfumeurs ambulants vous aspergent, même sans votre consentement, d’eau de toilette de bas de gamme. D’autres marchands à la sauvette vous entravent le chemin pour vous proposer des bijoux en toc et des montres contrefaites. Tout le monde court derrière le dinar, à commencer par celui qui cherche sa pitance quotidienne jusqu’au sans-cœur qui profite de la crise sanitaire pour s’enrichir. Le diable semble avoir pris possession des âmes. Son ombre plane sur le monde, comme le prétendait exagérément l’homme du train.

Exagérément, car si la laideur du démon est ostensible, la beauté de l’ange agit dans la discrétion. En cette méchante période, les réseaux de solidarité, d’entraide, de dons désintéressés y compris de soi, travaillent, jour et nuit, pour soulager les souffrances et les peines de l’humain. La pandémie a aussi mis en évidence cette générosité qui s’organise d’elle-même à chaque qu’on a besoin d’elle.

Mohamed Badaoui

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