Le chef d’état-major de l’armée, décédé ce lundi 13 décembre, a été omniprésent en 2019. Cet homme bourru, que rien ne destinait à être sous les feux des projecteurs, a joué un rôle clé dans les événements qui ont bouleversé le pays cette année
Le lieutenant-général Ahmed Gaïd Salah, chef des forces armées algériennes, assiste à la cérémonie officielle de prestation de serment du nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune à Alger, le 19 décembre 2019 (AFP)
Les réseaux de propagande ont été impitoyables avec le général Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense, chef d’état-major de l’armée, décédé lundi 23 décembre 2019 à l’âge de 79 ans. Osons le mot : ces réseaux en ont fait un monstre. Un homme coléreux, autoritaire, ne supportant pas la contradiction, de surcroît largement impliqué dans les réseaux mafieux et les circuits de corruption.
Un général sans principes, impitoyable, une sorte de caricature du dictateur militaire, prêt à la pire des violences pour se maintenir au pouvoir. À cela, il faudrait ajouter qu’il aurait été inféodé aux Émirats arabes unis, où il aurait caché sa fortune. Et, pour compléter le tableau, un personnage immoral, aux mœurs dépravées, obséquieux devant les puissants et impitoyable avec les plus faibles.
Pendant toute l’année 2019, durant laquelle il a été au premier plan de l’actualité, cette image ne l’a pas quitté. Il a eu beau prendre des décisions incroyables, il n’a pas réussi à s’en débarrasser. Mauvais orateur, piètre communicateur, cet homme qui a passé 62 ans de sa vie au sein de l’Armée de libération nationale puis l’Armée nationale populaire n’était visiblement pas armé pour faire face à la puissance médiatique de ses adversaires et à la capacité destructrice des réseaux sociaux.
Une bataille d’image perdue d’avance
La presse algérienne a longtemps présenté certains personnages sulfureux comme des proches d’Ahmed Gaïd Salah. Des journaux très sérieux, y compris à l’étranger, ont répercuté cette propagande très puissante : en décembre, le très austère Le Monde affirmait que l’un des ministres jugés à la veille de l’élection présidentielle, Abdelkader Zaalane, était son gendre. Ce qui était faux.
L’acharnement contre Gaïd Salah date de la fin du second mandat du président Bouteflika, lorsque le général a commencé à imposer l’état-major de l’armée comme source de pouvoir
Le député Baha Eddine Tliba, qui avait tenté de fuir l’Algérie après la levée de son immunité parlementaire, a aussi longtemps été présenté comme son protégé, ou comme son associé en affaires.
Pourtant, avec le temps, le montage autour de sa personne s’est effrité.
Sa nomination à la tête de l’état-major de l’armée en 2004, poste le plus prestigieux de l’armée algérienne, a toujours été présentée comme une décision du président Bouteflika, qui l’aurait repêché pour en faire un obligé alors qu’il allait être poussé vers la retraite. En fait, depuis une quinzaine d’années, une tradition s’était installée progressivement pour que le poste de chef d’état-major revienne naturellement au commandant des forces terrestres, poste auquel Gaïd Salah avait été nommé en 1994.
L’acharnement contre Gaïd Salah date de la fin du second mandat du président Bouteflika, lorsque le général a commencé à imposer l’état-major de l’armée comme source de pouvoir, après deux décennies de domination sans partage du Département de renseignement et de sécurité (DRS), dont le patron, Toufik Mediène, avait acquis le surnom de Rab Dzaïr (Dieu de l’Algérie). Cette guerre larvée a abouti au départ du général Mediène en 2015, mais ses réseaux, omniprésents dans les partis, les associations, les médias, le monde des affaires, etc. ont engagé une guerre sans merci pour préparer la succession de Bouteflika, fortement diminué depuis son AVC d’avril 2013.
Cinq engagements
Et c’est tout naturellement que, quand le hirak, une contestation populaire pacifique, a commencé le 22 février 2019, Gaïd Salah a mal apprécié la situation.
Dans un premier temps, il a cru qu’il s’agissait d’une manœuvre des réseaux Toufik, qui voulaient le mettre en difficulté en contestant un cinquième mandat du président Bouteflika. Il a qualifié les manifestants de « mougharar bihoum » (dupés, manipulés).
Quand la nature du hirak s’est imposée, il a rectifié le tir, pour s’engager dans cinq promesses, qu’il a largement tenues.
Il a annoncé que l’armée accompagnerait la contestation populaire pacifique, ce que conteste une partie de l’opinion ; il a affirmé que la crise serait résolue sans le président Bouteflika, qui a été effectivement poussé vers la démission début avril ; il a déclaré que tout se passerait dans le respect de la Constitution, notamment ses articles 7 et 8, ce qui signifie que le pays resterait dans les institutions en vigueur ; il a promis que l’armée éviterait qu’une seule goutte de sang ne soit versée (un seul décès dans des conditions suspectes a été constaté en dix mois de contestation) ; enfin, il a lancé un véritable tsunami anticorruption.
Divorce avec une partie du hirak
Le choix de rester dans l’article 8 de la Constitution a provoqué un divorce avec une partie du hirak, qui voulait une période de transition et une constituante. Le fossé s’est creusé ensuite quand le hirak, mettant en doute l’indépendance de la justice, a remis en cause le placement en détention de personnages puissants de l’ère Bouteflika (deux Premiers ministres, des généraux, des ministres et des oligarques).
Engagé dans une bataille à mort contre ce qu’il appelait la « issaba », la bande, c’est-à-dire les réseaux de Toufik Mediène et de Saïd Bouteflika, frère et ancien conseiller d’Abdelaziz Bouteflika, régent de fait du pays depuis des années, Gaïd Salah voyait dans les animateurs du hirak des adversaires. Plusieurs d’entre eux ont été placés en détention.
Gaïd Salah voyait dans les animateurs du hirak des adversaires. Plusieurs d’entre eux ont été placés en détention
Ce qui s’est passé ensuite, notamment depuis l’été, avec des dérapages et des incidents, est le résultat de cette divergence. Le hirak, refusant de jouer un jeu institutionnel incertain, a réussi à discréditer partiellement la présidentielle du 12 décembre.
Entretemps, des dizaines de contestataires ont été arrêtés, notamment pour port de l’emblème berbère. La presse publique s’est refermée, et l’activité politique a été fortement limitée. Ces verrouillages, systématiquement dénoncés par l’opposition, sont toutefois sans commune mesure avec ce que connaissait traditionnellement l’Algérie dans le domaine de la répression. Ça reste également très loin de ce qu’ont connu d’autres pays, comme l’Irak ou le Chili.
Certains communicateurs proches de l’état-major affirmaient depuis plusieurs mois que le général Gaïd Salah avait l’intention de prendre sa retraite après l’élection présidentielle. Cela lui aurait permis de sortir par le haut, lui qui a toujours affirmé ne pas avoir d’ambitions de pouvoir. Il n’aura pas eu le temps de le faire.
Hocine Aït-Ahmed, mort un 13 décembre, il y a quatre ans, a été déconsidéré durant toute sa vie. Dans un rôle plus ingrat, les 3 B, Abdelhafidh Boussouf, Krim Belkacem et Lakhdar Bentobbal, sont considérés comme des pestiférés par une partie de l’opinion, alors qu’ils ont assuré d’une main de fer l’encadrement de la guerre de libération.
Ahmed Gaïd Salah, lui, restera quoi qu’il en soit l’homme de l’année 2019 en Algérie.
Source : MIDDLE EAST EYE