Les Algériens ont passé le ramadan de l’année dernière sous couvre-feu et avec la peur de l’épidémie du Covid-19. Cette année, c’est la terreur des prix des produits alimentaires qui paralyse leur esprit. L’inflation qui accompagne habituellement le mois sacré risque d’être intenable en cette période de vaches maigres.
Kamel est chauffeur de taxi clandestin. Il a quatre enfants et dit être resté sans travailler pendant plusieurs mois. Son pouvoir d’achat déjà très affecté, à l’instar de tous ses compatriotes, a fondu comme neige au soleil avec la nouvelle dévaluation du dinar. « Hier, je suis parti au marché, mais je suis rentré le couffin vide. Le prix des légumes a flambé. La viande, n’en parlons même pas ».
Dans les transports publics, les mines sont maussades et les mâchoires serrées. Les passagers, dans leur majorité, sont absorbés par des pensées dont il n’est pas difficile de savoir la couleur. Deux d’entre eux discutent. De quel sujet ? Du prix des aliments, bien sûr. « Rezig (le ministre du Commerce, ndlr) accuse les commerçants », constate le premier. « Les commerçants accusent les agriculteurs et les éleveurs. Et le pauvre citoyen n’a personne à accuser. On devrait passer tout ce beau monde devant un juge pour savoir qui ment et qui dit la vérité ». Le deuxième note une bizarrerie : « les gens se plaignent mais quand tu vas au marché, tu le trouves plein à craquer. C’est à croire que tout le peuple est riche. Ouyahia avait peut-être raison. Nous sommes tous corrompus. Chacun prend ce qui lui tombe sous la main et le cache à la maison ». Cet avis plaît à un troisième qui renchérit : « certains roulent en Mercedes ou en BMW et font le Hirak vendredi. La mafia n’est pas uniquement au pouvoir. Elle a créé des petits un peu partout ».
Rarement, les Algériens ont été autant unanimes sur la dégradation de leurs conditions de vie comme ces temps-ci. Après une année d’oisiveté, totale pour certains, partielle pour d’autres, la précarité des plus démunis s’est considérablement accélérée. Le ramadan qui est d’ordinaire celui des dépenses culinaires risque d’avoir un goût acide. L’augmentation des coûts de la vie et particulièrement celle des produits alimentaires agit comme un rouleau compresseur sur la majeure partie de la population. Cette situation qui a lieu alors que les contestations ont repris, depuis près de deux mois, augure d’une crispation encore plus dangereuse pour la stabilité du pays que le Hirak « béni ». L’atmosphère paraît aussi tendue qu’à la veille du 5 octobre 1988, date du déclenchement de manifestations violentes dans l’ensemble du pays dont le bilan a été lourd en morts, en blessés et en destructions d’équipements publics et privés.
Le manque de liquidités qui affecte le compte courant de la poste (CCP) qui est en quelque sorte la banque des couches populaires provoque une angoisse supplémentaire chez les citoyens. « Les salaires sont déjà très faibles, les créanciers nombreux et, en plus de cela, il faut faire la queue tout une journée pour retirer ses sous », s’indigne Ahmed, employé municipal dans la cinquantaine et père d’une famille nombreuse.
Les autorités n’ont toujours pas réglé ce problème qui risque de mettre le feu aux poudres si les usagers n’arrivent pas, faute d’argent, de couvrir les besoins du ramadan. L’Etat a annoncé sa décision d’interdire aux personnes morales d’ouvrir un compte CCP. La mesure n’a, en fait, aucune influence sur la disponibilité du liquide dans le réseau postal puisque ce sont les particuliers qui, en raison de leur défiance vis-à-vis de l’institution, préfèrent sortir l’ensemble de leur avoir pour le cacher chez eux.
Bref, les temps sont mauvais, même si nous sommes à l’approche du printemps. Déjà en colère contre leurs dirigeants, les Algériens risquent de faire une face de carême devant leur table dégarnie.
Mohamed Badaoui