Le journaliste et chercheur Mahdi Berrached scrute le langage du hirak algérien qui réinvente une nouvelle créativité et donne un nouveau souffle au derdja, la langue algérienne
Publié le mardi 14 janvier 2020 sur Middle East Eye
Le derdja algérien, comme des pans entiers de la culture populaire algérienne, a été mis en avant durant le mouvement populaire du 22 février. Une sorte de recouvrement identitaire ? Plus que cela : une révolte contre les élites arabophones ou francophones, politiques, économiques ou culturelles, et un retour vers le réel d’une société qui a trop vécu loin de la décision.
Middle East Eye : Selon vous, le hirak a clarifié la réalité linguistique algérienne, loin de toute considération idéologique ou des valeurs imposées. Pouvez-vous nous expliquez votre point de vue ?
Mahdi Berrached : Un des nombreux aspects positifs du hirak populaire que connaît l’Algérie depuis le 22 février est d’avoir clarifié, effectivement, la réalité linguistique des Algériens, loin des jugements de valeur imposés par les appartenances idéologiques. C’est une réalité qui est là, qu’on l’accepte ou pas.
Le hirak a prouvé que la langue de l’Algérien, aujourd’hui, n’est ni l’arabe classique ni le français, mais le derdja
L’autre point est que le hirak a confirmé cette thèse de la linguistique, que certains contestent, affirmant que la différence entre une langue et un dialecte, est que la première bénéficie d’un pouvoir politique qui lui fournit outils correctifs et protection.
À mon avis, le hirak a prouvé que la langue de l’Algérien, aujourd’hui, n’est ni l’arabe classique ni le français, mais le derdja qui mixe aussi bien l’arabe que le tamazight et d’autres langues étrangères comme le français bien évidemment. Toutes ces langues qui ont nourri le derdja, que ce soit dans son dictionnaire, sa syntaxe ou sa phonétique, ont été en quelque sorte « algérianisées ».
MEE : Pourquoi le derdja est devenue la « langue officielle » du hirak ?
MB : Au moment où le peuple a récupéré l’espace public et qu’il a fait tomber le pouvoir qui le monopolisait, le derdja a migré d’une périphérie méprisée vers le centre, devenant la langue officielle, si l’on peut dire, du hirak.
L’observation indique que les slogans des manifestants ont été majoritairement énoncés en derdja alors que les autres slogans en français ou en arabe classique n’ont pas duré. Même la production artistique, en terme de chants, a été exprimée dans cette langue, ni en français ni en arabe classique.
Ainsi, et depuis le début des manifestations le 22 février, des slogans comme « Djazaer horra dimoqratiya » (Algérie libre et démocratique) ou « Y’en marre de ce pouvoir » ou même le chant patriotique « Min Djibalina » (De nos montagnes) scandés par les militants du RCD (opposition laïque) à Alger, n’ont pas beaucoup résisté au slogan « Djibou el BRI djibou Assaîqa, makach el khamssa ya Bouteflika » (Ramenez la BRI ou les troupes spéciales, tu n’auras pas ton cinquième mandat Bouteflika).
Même les mots d’ordre islamistes, que beaucoup pensaient enracinés dans l’imaginaire collectif algérien n’ont pas tenus longtemps devant ce dernier slogan.
De plus, la langue djerdja s’est retrouvée en une des journaux, à travers la reprise des solgans du hirak, sans que cela ne choque l’orthodoxie de l’arabe classique.
L’intellectuel arabophone qui employait l’arabe classique dans ses activités scientifiques ou culturelles a fini par déclarer : « Le peuple nous a libérés ». Une manière de dire que le mouvement populaire l’a libéré du paradigme officiel et de ses outils linguistiques et culturels.
MEE : Pourquoi les langues dominantes, l’arabe classique et le français ont-ils finalement abdiqué devant le derdja dans le hirak et ses slogans ?
MB : À son déclenchement, le hirak est apparu comme une situation passionnelle et existentielle, une situation qui ne correspondait pas au vocabulaire de la langue officielle. Une situation qui ne pouvait que se refléter dans la langue quotidienne de l’Algérien, celle avec laquelle il vit et interagit, avec laquelle il aime ou il déteste, avec laquelle il complimente ou insulte.
La chose n’est pas nouvelle pour les Algériens qui n’ont jamais changé de langue de communication : ce qui est nouveau, en revanche, c’est que cette langue-mère est passée d’un espace clos vers des espaces plus ouverts.
Plus précisément, cette langue est passée des stades de football, considérés comme des espaces « marginaux » abritant des « marginaux » qui sont les supporteurs, vers les places publiques et les grands boulevards des villes, vers ces espaces publics de la citoyenneté. Ces espaces immenses et fortement occupés par la foule qui manifeste ont donné plus de visibilité au derdja et à ses expressions : du coup, cette langue n’est plus prête à revenir à la marge. Et cela, grâce au hirak.
MEE : Quel a été le rôle des chansons des stades de football dans cette dynamique ?
MB : Je crois que le problème est que l’élite, qui s’est collée aux sphères officielles, et qui a servi d’outil pour standardiser la culture de la société et sa langue en refusant toute diversité, a favorisé l’aveuglement face aux chants des clubs comme l’USMA, le Mouloudia ou l’USMH [clubs d’Alger].
Cette élite et ces décideurs n’ont pas saisi le sens de ces expressions qui portaient en elles un discours politique et socio-économique inspiré de la réalité quotidienne des Algériens. Ce sont des expressions qui portaient aussi une attitude claire vis-à-vis du pouvoir et qui prédisaient ce qu’il allait arriver.
Des chansons comme « La Casa d’El Mouradia » ou « Babor ellouh » (Bateau en bois) démontraient clairement que la relation entre gouvernés et gouvernants était arrivée à un stade critique, et qu’il était impossible pour cette situation de perdurer.
MEE : Comment a réagi l’élite à ce dévoilement de l’ancrage du derdja ?
MB : Au début, je pense que peu de gens ont saisi que la situation avait atteint un point de non-retour, jusqu’au fameux meeting de la Coupole à Alger, le 9 février 2019, annonçant la candidature officielle de Bouteflika. C’est la goutte qui a fait déborder le vase.
Si on traduit réellement « Vous avez mangé le pays » du derdja vers l’arabe on arrivera donc à « Vous avez violé le pays » !
C’est à ce moment que les termes cachir et cachiristes sont apparus, des termes qui seront de plus de plus employés même au-delà du hirak et qui intéresseront les laboratoires de recherche en linguistique.
Ces termes sont nés d’une anecdote : une vidéo montre un jeune participant à un meeting du FLN [ex-parti du pouvoir] pro-Bouteflika qui se plaint de ne pas avoir eu un morceau de cachir [sorte de saucisson de viande hachée] dans son sandwich, et qu’on ne lui a pas remis les 500 dinars [environ 3 euros] promis par les organisateurs pour attirer du monde dans la salle.
Le terme cachir quitta alors son sens propre pour devenir un mot chargé de connotations politique et morale. Il désigne, finalement, le plus haut degré de la corruption et l’achat des consciences.
Il ne s’agit plus du qahwa (café, petite somme ou avantage qu’on offre pour un service) des années 1970, ni la t’chippa, qui signifie un droit à payer pour un service : ici le cachir renvoie à « la vente » de sa conscience au prix le plus bas. Manger du cachir, ce met bon marché, pour soutenir le cinquième mandat : manger du cachir pour qu’eux « mangent » le pays.
Ici, je rappelle juste les dégâts sur la santé et les cas d’intoxications graves qui ont touché, ces deux dernières années, les consommateurs de cet aliment.
Dans le même chapitre, il faudrait aussi préciser que le slogan du hirak « klitou lebled, ya serraqin » (Vous avez mangé – pillé – le pays, espèces de voleurs) cache en fait un sous-entendu sexuel, tant l’Algérien a de tout temps exprimé l’acte sexuel par le mot « manger » exprimant sans doute la frustration qui le pèse. Si on traduit réellement « Vous avez mangé le pays » du derdja vers l’arabe on arrivera donc à « Vous avez violé le pays » !
MEE : Pourquoi le derdja est-il une langue radicale, qui déborde le discours officiel ?
MB : Les Algériens de toutes les classes sociales ont trouvé dans leur derdja une langue véridique et directe, dépourvue d’hypocrisie langagière, radicale, qui a permis d’élever le plafond des revendications à un point qui a mis le pouvoir dans l’embarras.
Comme ce « Yetnahaw ga3 » (Qu’ils s’en aillent tous), un slogan qui représente un virage important dans le hirak, clarifiant la position des millions de manifestants qui ne se contentaient pas de changements superficiels mais exigeaient l’extraction du régime de ses racines.
MEE : Paradoxalement, c’est aussi la langue du régime, quand on voit que nos dirigeants ne maîtrisent pas vraiment l’arabe classique langue officielle…
MB : En vérité, la plupart de ceux qui ont appelé à l’arabisation en Algérie n’y croyaient même pas eux-mêmes, et peu d’entre eux maîtrisaient l’arabe.
La plupart de ceux qui ont appelé à l’arabisation en Algérie n’y croyaient même pas eux-mêmes
Le discours officiel sur la langue arabe, la présentant comme élément de l’identité nationale, n’est qu’un discours démagogique, bâti sur la création d’un lien émotif entre l’Algérien et l’Orient. Le discours autour de la langue arabe renvoie à l’islam et chez les Algériens, la religion est un aspect très enraciné.
MEE : Que vous inspire la dernière polémique sur le remplacement du français par l’anglais annoncé par l’ex-ministre de l’Enseignement supérieur ?
MB : Cette idée date de la fin des années 1980, à l’époque de l’ancien ministre de l’Éducation, Ali Benmohamed. Comme d’habitude, l’idée évoluait à partir d’une logique idéologique et politique qui est celle de l’arabisme-islamisme.
Cette tendance idéologique voulait réorienter les relations extérieures de l’Algérie de l’espace francophone vers l’espace anglosaxon, ou plus précisément, l’espace britannique.
Il ne faut pas oublier que de nombreux cadres et dirigeants du mouvement arabo-islamiste – dont le leader du Front islamique du Salut Abassi Madani – ont étudié en Grande–Bretagne.
Cette tendance voyait dans l’hégémonie de la langue française l’expression – et l’outil – de l’hégémonie culturelle, politique et économique de la France en Algérie.
Ceci n’est pas totalement aberrant si on considère la logique d’une ex-puissance coloniale qui œuvre à sauvegarder sa présence culturelle dans son ancienne colonie.
Mais la vraie question à poser est la suivante : quel serait le bénéfice pour l’Algérie de remplacer une hégémonie étrangère par une autre ?
Quant au renouvellement de cette intention de remplacer le français par l’anglais dans les universités, il faut préciser qu’elle émanait d’un gouvernement de gestion des affaires qui tentait de donner l’illusion que le nouveau-ancien régime politique tenterait de créer une rupture avec l’hégémonie française, en commençant par une rupture linguistique et culturelle, tout en accusant cette « présence française » des blocages que connaît le pays.
Mais la vraie question à poser est la suivante : quel serait le bénéficie pour l’Algérie de remplacer une hégémonie étrangère par une autre ?
C’est une manière de s’attirer la sympathie et l’adhésion d’une société en révolte en mobilisant les sentiments anticolonialistes des Algériens.
Mais c’est aussi une tentative de créer la division au sein du hirak en stigmatisant la Kabylie, présentée à tort par la propagande comme dernier rempart des intérêts français en Algérie.
De plus, l’élément à retenir est que la proposition de l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur est une initiative improvisée, instantanée même, qui se base essentiellement ne se basant sur aucune étude scientifique mais sur le pathos .
La vérité est qu’après 132 ans de colonisation et près de 60 ans de quasi-consécration et de pénétration dans la société et les administrations de l’État, le français est devenu la troisième langue des Algériens après les différentes variantes de l’arabe et du tamazight.
La langue française est même considérée comme première langue dans les secteurs politique ou économique, la culture et des arts ainsi que la technologie. Sans oublier que c’est l’idiome de la communication et de réception avec le monde extérieur (les chaînes de télévision, les réseaux sociaux, le cinéma…).
Dernier point : il ne faut pas oublier que la plus grande communauté algérienne à l’étranger est en France, et elle intègre aussi une élite importante. Une communauté très attachée à son pays d’origine mais qui, en même temps, s’emploie à évoluer en France et à y ancrer ses relations et ses familles.
En conclusion, il reste difficile de se débarrasser du français dans les interactions disons officielles, cela nécessiterait un travail à très long terme.
Quant au français de tous les jours, sa pratique quotidienne a créé une langue avec ses spécificités algériennes, distincte du français de France.
Pour ma part, je pense qu’il vaudrait mieux que les autorités, qui disent s’appuyer sur la supériorité de l’anglais dans le domaine de la recherche, ajoutent l’anglais comme seconde langue étrangère dans le cursus du primaire au lieu de s’attaquer à l’enseignement d’une langue devenue un acquis de connaissance.
MEE : Vous avez élaboré un dictionnaire de la langue algérienne et déploré la perte d’une « grande nation parolière ». Pourquoi ?
MB : En publiant un dictionnaire du derdja algérois, je voulais participer à conserver cette langue qui est en voie de disparition. La langue est un être vivant qui évolue continuellement, mais cette évolution est conditionnée par sa créativité.
Après l’indépendance, le système éducatif qui nous a été imposé a fait de la langue maternelle, le derdja, une langue étrangère face à l’arabe classique et le français, considérés comme les deux idiomes de l’enseignement et des médias.
Un enfant algérien se retrouve à employer deux langues, enseignées à partir de ses 6 ans, qui n’ont rien à voir avec la langue avec laquelle il a grandi.
Le drame est que nous n’avons pas, en même temps, gagné une grande maîtrise ni du français ni de l’arabe en général.
Le système éducatif qui nous a été imposé a fait de la langue maternelle, le derdja, une langue étrangère face à l’arabe classique et le français
MEE : La perte de « l’arbre généalogique » de la langue algérienne, pour vous reprendre, est-il seulement le résultat des politiques de l’enseignement des langues en Algérie, ou faut-il chercher plus loin ?
MB : Les autorités post-indépendance ont considéré, pour des raisons idéologiques, que l’anthropologie, l’ethnologique et l’étude de la culture populaire sont le champs des études colonialistes.
Ces secteurs de la connaissances ont donc été complétement marginalisés et du coup, on n’a pas pu étudier sérieusement les ancrages culturels et linguistiques de l’Algérie. Nous ne les approchons que par le folklore et la célébration.
MEE : Quelle place tient la langue amazighe dans ce débat ?
MB : La langue amazighe, avec ses nombreuses variantes, est la langue maternelle de millions d’Algériens.
Ici, nous devons reconnaître sa capacité de résistance malgré l’enfermement qu’elle a subi dès l’indépendance, l’hégémonie de l’arabe et du français, même dans la vie quotidienne, et la mixité sociale par l’ouverture et les mariages dans les régions amazighophones.
Aujourd’hui le tamazight est reconnu langue officielle et nationale, son enseignement ne cesse de s’étendre et nous commençons à avoir une nouvelle production littéraire dans cette langue, et même des prix littéraires.
Un des problèmes qui subsiste est procédurier : faut-il la transcrire en latin, en arabe ou en tifinagh ? Mais je crois que cette polémique disparaîtra bientôt.
L’autre souci est de déminer les bombes idéologiques qui tentent d’opposer les langues amazighe et arabe, reliant même le tamazight à des intérêts étrangers.
À mon sens, il faudrait renforcer la relation entre les deux langues, à travers la traduction par exemple, en démontrant les profonds liens entre elles. Le derdja peut, dans ce sens, jouer un rôle déterminant.