L’augmentation de la mendicité dans les rues algériennes est le premier révélateur d’une crise économique profonde. Il existe, toutefois, d’autres signes moins ostensibles qui montrent que le niveau de vie des habitants de ce pays baisse d’année en année.
Cela fait longtemps que le prix de la baguette de pain et du litre de lait en sachet n’a pas bougé. Ces deux aliments de base, subventionnés par l’État, permettent aux petites bourses d’avoir une source minimale de protéines pour ne pas crever de faim.
Les légumes de saison cultivés localement demeurent également abordables pour la majorité mais fluctuent, parfois jusqu’au pic de tension, au gré de la spéculation et des saisons. De temps en temps, leur cours s’envole comme à l’occasion du début du ramadan ou de quelques fêtes religieuses. Les mauvaises conditions météo se traduisent par des perturbations de la circulation automobile et donc de l’approvisionnement des commerces font aussi monter le thermomètre de la mercuriale.
En outre, le retrait et le stockage de grandes quantités de produits alimentaires que certains intermédiaires orchestrent pour spéculer provoquent épisodiquement la flambée des coûts du couffin. Mais la raison directe du délitement du pouvoir d’achat en Algérie est à chercher dans le glissement progressif, sur des années, de la valeur du dinar face aux des monnaies des pays où les importateurs algériens font leurs courses.
Saïd, un quadragénaire père de deux enfants, raconte que, quelques années plus tôt, il dépensait 1000 dinars par semaine pour remplir son garde-manger « végétarien ». Il pouvait se permettre une fois par semaine de la viande ou du poisson. « Il nous arrivait même d’aller à un restaurant pas trop cher une à deux fois par mois ». Depuis un certain temps, « tous ces postes budgétaires sont fermés », dit-il. « On se contente du minimum vital en finançant d’abord les priorités ». Lorsque, comme lui, on loue de plus son appartement et qu’on ne prive pas les enfants d’outils d’éducation et de loisirs, les chiffres comptables peuvent vite devenir affolants. Il faut donc savoir se serrer la ceinture et faire des calculs.
Krach financier
Saïd n’est, cependant, pas à plaindre en comparaison avec ceux qui subissent depuis longtemps un véritable krach financier. On les voit tendre la main dans les rues, fouiller dans les décharges pour espérer trouver de la nourriture encore comestible ou des objets à revendre ou à réutiliser.
Le nombre des sans-domiciles, notamment des femmes seules ou avec des enfants, est en progression. Au centre-ville, le contraste est saisissant entre la société de consommation naissante et l’image des visages sales, des regards tristes de ceux qui ne pourront plus se relever.
La bravoure, la dignité, l’héroïsme du peuple algérien sont chantés par tous les hymnes officiels et, depuis le déclenchement du Hirak, c’est le peuple lui-même qui s’autoglorifie, mais les misérables qui dorment dehors, se nourrissent dans les poubelles ou par la charité font-ils partie de la communauté des Algériens ou ont-ils été déchus de leur nationalité ?
Sans aller à ces extrêmes, il est quasiment impossible de vivre aujourd’hui de son salaire mensuel lorsqu’on touche moins du double du Smig. Et même si l’on perçoit 50 mille dinars par mois, on ne peut se permettre que le strict nécessaire : manger, s’habiller, se soigner, payer les charges de la maison. Si on loue son appartement, que reste-t-il à se mettre sous la dent ? Car il est impossible de trouver un bail de moins de 30 mille dinars à Alger ou ses environs. Dans les autres grandes villes, les loyers sont légèrement moins chers mais là aussi il faut se saigner pour réunir l’avance de treize mois en plus des frais notariés avant d’avoir un toit sur la tête.
Acquérir un logement n’est pas la clé du bonheur
De toute façon, l’acquisition d’un logement social ou par une autre formule telle que l’AADL ne constitue pas la clé ultime du bonheur. Souvent, c’est le contraire. L’éclatement de la grande famille depuis quelques décennies et son remplacement par une cellule nucléaire formée uniquement de la mère, du père et des enfants a davantage compliqué la situation économique des foyers.
« Avant, dit Mohamed, un retraité qui travaille toujours pour compenser la maigreur de sa pension, trois de mes enfants ramenaient de l’argent à la maison. Nous nous partagions une seule marmite et nous avions une seule télévision, un seul réfrigérateur. Pas de climatiseurs, pas de machine à laver ni aucun autre appareil électroménager. Nous n’étions par riches mais nous ne sentions pas pauvres. Aujourd’hui, c’est différent ».
A part une fille encore célibataire qui vit toujours avec lui, tous les enfants de Mohamed ont fondé leur propre famille et vivent chacun loin de l’ancienne parentèle. Leur niveau de confort matériel a certes progressé mais, selon leur père, ils sont tous malheureux. L’effort qu’ils doivent consentir, dit-il, est éreintant. « La femme et l’homme travaillent. Ils ont une voiture, des téléphones, deux télévisions et un tas de d’appareils qui consomment beaucoup d’électricité. Quand les factures arrivent, elles sont généralement lourdes ».
Le système algérien a, dès sa naissance, préféré assister les citoyens que d’encourager en eux la volonté de réussir, l’amour du travail et celui de gagner de l’argent en multipliant les efforts. Il a mis en place un régime hybride ni vraiment socialiste ni vraiment capitaliste. Il assure le minimum, ferme les yeux sur l’évasion fiscale, sur les activités informelles et sur la débrouillardise des plus malins mais ne promeut pas le succès individuel.
Les salaires sont anormalement bas par rapport au potentiel du pays. L’idée d’attirer l’investissement étranger en garantissant une main-d’œuvre locale bon marché n’a pas fonctionné. D’un autre point de vue, étant chichement rétribués, les travailleurs ne se surpassent pas pour augmenter leur productivité. Résultat : il suffit que le cours des hydrocarbures chute pour que tout l’édifice économique se grippe et commence à produire des pauvres en série.
Sauf qu’en ce début d’année et à la veille du ramadan, rarement les Algériens n’ont apparu aussi démunis et en colère de l’être.
Mohamed Badaoui