La présente réflexion interroge à la fois sur l’utilité de disposer d’un outil ‘encombrant’ dénommé
Plan en même temps que sur l’impasse dans laquelle peut se débattre une économie livrée aux
seuls impératifs du seul marché. Cette idée, en apparence ancienne, est revisitée et remise à
l’ordre du jour à la faveur d’enjeux apparus récemment.
Il y a quelques jours à peine, s’achevaient les travaux portant validation ultime du XVème plan 2026-
2030 de la Chine avec un objectif clé « Assurer l’autonomie technologique du pays » tout en veillant
à densifier les mesures en faveur de la ‘transition écologique’, rappelant à nos mémoires que ce
second objectif est en train de s’enliser dans les pays qui l’ont pourtant porté pour en faire un mot
d’ordre dirigé contre ce puissant pays du Levant .
Cette attention soudaine envers les vertus de la planification à moyen terme et le mot d’ordre
d’autonomie technologique est la résultante d’une série de revers pour les uns et un motif
d’inquiétude pour les autres : En assistant désemparés à l’effritement de leur potentiel industriel
européen engendré par une bureaucratie transnationale, d’une part, et en découvrant une quasi
immunité de l’économie chinoise consécutivement aux mesures tarifaires unilatérales décidées par
les USA, d’autre part. Contre vents et marrées, son économie a fait mieux que résister aux tentatives
d’endiguement dans laquelle cherchaient à l’acculer l’alliance occidentale.
Désignée depuis une décennie comme étant la cause des malheurs des économies occidentales, la
poussant sans effet, tantôt à la réévaluation de sa monnaie, le Yuan, tantôt à l’aligner sur de
nouvelles normes techniques, sans omettre les remontrances politiques à géométrie variable, la
Chine n’a pas infléchi d’un iota la feuille de route figée dans une succession de plans :
*Phase 1 (1990-2010) : Attirer les investisseurs étrangers en échange de transferts de savoir-faire.
Résultat : un saut technologique dans l’électronique, l’automobile.
*Phase 2 (depuis 2015) : Priorité à l’autosuffisance (Made in China 2025) avec des investissements
massifs en R&D (2,5% du PIB en 2025).
*Phase 3 (15ᵉ plan 2026-2030) : Autonomie technologique, Suprématie en Intelligence
Artificielle/quantique et Accélération de la transition verte.
Pour les algériens, le terme de planification n’est pas en soi si éloigné de leur jeune histoire
économique, les plans quadriennaux se suivaient pour amorcer et consolider les voies vers le
développement multiforme. L’extinction de ce mode de gouvernance à moyen terme a laissé place à
des formes de pilotage plus débridées avec des fortunes diverses même si, reconnaissons-le, le poids
de la bureaucratie et les errements observés durant ces périodes, ont vite eu raison de son efficacité.
Une économie centralisée, des sociétés publiques couvrant toute une branche industrielle, un
secteur privé embryonnaire et à peine toléré, une absence de concurrence si ce n’est son
bannissement tout court, enfin des prix décidés en fonction de besoins sociaux à couvrir sans tenir
compte des impératifs de rentabilité. Tous les ingrédients réunis pour s’éloigner à terme d’un
hypothétique sentier vers le développement.
Plus près de notre époque, un essai de résurgence d’une nouvelle forme de planification, épousant
les impératifs de la transition économique et écologique, sous le vocable de ‘Prospective’, a enfin
émergé en suscitant espoir pour faire reculer les faiblesses de notre économie et contenir les
menaces qui la guettent au regard des fluctuations du marché des hydrocarbures. Cette opportunité
a été aussitôt abandonnée sans avoir produit ses effets alors qu’elle aurait assurée, une fois
partagée et validée, un meilleur contrôle de ressources rares et suggéré un cheminement vers une
croissance plus durable et inclusive. Dans sa déclinaison moderne et débarrassée de ses dogmes
séculaires, la prospective éclaire et balise les voies à emprunter et agence les moyens pour en faire
une feuille de route réaliste : aucune transformation de structure ne peut faire l’économie d’une voie
de passage et d’un temps alloué pour la réussir. D’autres circonstances ont sans doute du peser pour
la faire clouer au pilori, ceci étant une autre histoire dont nous ignorons les tenants.
Nous admettons volontiers que quel que soit le coté vers lequel on penche, aucun questionnement
ne doit heurter la réflexion afin de laisser place aux intelligences pour s’affronter et aux obédiences
pour s’éclipser.
Les modèles de planification opérés ; un bref survey
*La planification chinoise : Un État stratège, des territoires en compétition
La Chine cultive un paradoxe rare : un pilotage centralisé (subventions, objectifs nationaux) couplé à
une âpre rivalité entre régions et entreprises pour atteindre ces ambitions. Cette “économie
socialiste de marché” hybride, où intérêts publics et privés s’entremêlent, a permis de transformer
un pays agricole en géant technologique en trois décennies à peine. L’exemple qui revient à l’esprit
reste celui du 12ᵉ plan quinquennal (2011) qui a fait éclore l’industrie des véhicules électriques via
un maillage serré d’infrastructures et d’incitations. Aujourd’hui, la Chine contrôle 60% du marché
mondial des batteries lithium.
La recette consiste à ce que l’Etat pilote les initiatives et verse des subventions, mais laisse ensuite
régions, villes et entreprises se concurrencer pour atteindre ces objectifs.
La méthode chinoise a construit au fil des décennies une réussite économique incontestable. Il y a
trente ans, le pays était un simple sous-traitant industriel à bas coût, reposant sur le savoir-faire des
usines construites par les Européens, les Japonais et les Américains. Il y avait un prix à payer pour
entrer sur le marché chinois : le gouvernement exigeait le transfert des connaissances techniques,
tout particulièrement dans les secteurs où il voulait devenir lui aussi un géant. Objectif atteint.
Aujourd’hui, c’est la Chine qui a dix ans d’avance dans l’automobile électrique, et encore plus pour
ses composants essentiels, ou dans l’ensemble des énergies propres. Dans le domaine
technologique, elle fait jeu quasiment égal avec les Etats-Unis, au contraire de l’Europe : elle arrive à
les suivre dans la course à l’intelligence artificielle (IA) et tire son épingle du jeu dans le monde des
plateformes numériques et du commerce électronique.
Ce modèle repose sur trois piliers fondamentaux :
La planification centralisée par le Parti communiste chinois (PCC) via le Comité national du
développement et de la réforme (NDRC).
L’ouverture aux forces du marché introduite progressivement.
L’orientation stratégique à long terme à travers des plans quinquennaux (actuellement le
14e plan pour 2021-2025).
Historiquement, le premier plan quinquennal (1953-1957) visait l’industrialisation lourde,
inspiré par Staline. Les échecs du Grand Bond en avant (1958-1962) et de la Révolution
culturelle (1966-1976) ont révélé les limites d’une planification purement directive. Les
réformes de 1978 ont marqué un tournant : introduction des zones économiques spéciales
(comme Shenzhen), libéralisation partielle des prix et encouragement des investissements
étrangers. Aujourd’hui, ce modèle a été assoupli et orienté vers des objectifs de leadership
technologique et de neutralité carbone d’ici 2060.
*L’impuissance avérée de l’Europe
Face à cette expérience chinoise mêlant autoritarisme, dualisme et compétition, l’Union Européenne
semble tâtonner au gré des courants porteurs du moment. Malgré ses succès passés avec
l’aéronautique (Airbus) et l’aérospatiale(Ariane), fruits d’une planification sans faille faisant
intervenir une multitude d’opérateurs dont l’impulsion était donnée par des programmes de
coopération volontaristes, elle connait depuis des échecs. Le plan “Auto 2035” en effet (véhicules
100% électriques) s’enlise faute de coordination et de moyens contraignants et parait souffrir d’une
absence de consensus entre des choix stratégiques et des délais pour les concrétiser. Ceci dénote
tous les défauts concentrés par manque de mobilisation de leviers opérationnels que la planification
propose.
Un autre dilemme apparait : Comment concilier souveraineté européenne et respect des spécificités
nationales avec comme toile de fond les seules forces su marché ? A ce jour, les démarches pour
réindustrialiser le continent n’ont pas abouti faute d’une stratégie unifiée et cohérente. La réponse
pourrait venir d’une “planification agile” combinant des objectifs clairs de décarbonation et de
souveraineté numérique ; des financements transnationaux et des alliances industrielles public-privé
inspirées du modèle chinois. Hormis le cadre approprié des arbitrages transversaux et les cohérences
apportées par les instruments de la planification, on ne perçoit guère les germes d’un succès à venir.
*Le modèle historique français
La France est coutumière de la pratique des plans quinquennaux, c’était en 1946, pour reconstruire
une économie détruite. De grandes réussites en sont sorties, comme les centrales nucléaires ou le
TGV, fruit indirect de ces plans qui ont disparu sous l’ère socialiste en 1981 du premier septennat de
François Mitterrand. Avec la montée en puissance de l’Union européenne, ils ont été remplacés par
des « initiatives industrielles concertées » entre pays, qui ont poussé la croissance d’Airbus – devenu
numéro un mondial de l’aviation civile, devant l’américain Boeing – et de la fusée Ariane. Ce modèle
transnational, plus adapté à l’Europe, n’a point laissé survenir une vraie planification en tant que
méthodologie de mise en cohérence des objectifs avec des moyens. Ainsi, l’Union tente d’imposer un
verdissement global des industries et un passage obligatoire à l’automobile électrique en 2035, mais
sans maîtriser aussi efficacement que la Chine ses industriels et ses territoires.
Aujourd’hui, il semble clair que ce plan « Auto 2035 » ne sera pas respecté et que tous ne rouleront
pas en électrique comme si personne ne savait comment planifier efficacement et surtout une façon
européenne d’y arriver.
Devant les mots d’ordre de globalisation, de mondialisation, de compétition ouverte, de maison
commune etc. quel serait le sens à accorder à la planification, ou à l’art de la prospective, terme dont
la charge résonne moins politiquement ? Est-ce un passage obligé pour retrouver la croissance et
réduire les imperfections du marché ? Dispose-t-on enfin d’un mode opératoire transposable ralliant
différents modèles économiques ?
Si le modèle chinois a propulsé le pays d’un état de pauvreté extrême à la deuxième économie
mondiale (entre 1978 et 2023, le PIB a été multiplié par plus de 40, sortant 800 millions de
personnes de la pauvreté, selon la Banque mondiale), ces résultats ont été le fait d’une
conjonction de plusieurs facteurs mobilisés :
Une mobilisation des ressources concentrée sur les investissements dans les secteurs
stratégiques, comme les infrastructures (réseau ferroviaire à grande vitesse de 42 000 km en
2023) ou les nouvelles énergies (Chine leader mondial en solaire et éolien avec 1 200 GW
installés),
Une stabilité macroéconomique contrairement aux cycles capitalistes qui ne peuvent pas
l’assurer sur longue période,
Enfin une vision à long terme avec des Initiatives comme « Made in China 2025 » (visant la
maîtrise high-tech) ou la Belt and Road Initiative (BRI, investissements de 1 000 milliards de
dollars dans 150 pays) illustrant une planification géostratégique lui valant une
reconnaissance de plusieurs pays du Sud global.
Des exemples concrets : Shenzhen érigée en zone spéciale créée en 1980, est passée d’un
village de pêcheurs à une métropole de 18 millions d’habitants avec un PIB par habitant de 30
000 dollars, grâce à une planification ciblée favorisant l’innovation, encore elle, (siège de
Huawei et Tencent).
Ce modèle décrit n’a pas évité pour autant des insatisfactions majeures largement dénoncées :
Surinvestissement et dette, avec des investissements fixes surannés (45 % du PIB) qui ont
fait exploser la dette locale à 300 % du PIB,
Problèmes environnementaux et sociaux découlant d’une croissance rapide engendrant
une pollution massive, bien que le 14e plan vise la « civilisation écologique », la Chine reste le
premier émetteur de CO2 (30 % au niveau mondial).
Dépendance aux exportations qui masquent une vulnérabilité aux tensions géopolitiques
(guerre commerciale USA-Chine depuis 2018), (ce que l’Algérie a su involontairement
contourner),
Risques autoritaires et corruption par les montants mis en jeu couplés à la centralité du
pouvoir.
L’enseignement à tirer, selon nous, est que la planification ne peut s’imposer comme modèle à
dupliquer si elle est enfermée dans un cadre administré avec une gouvernance autoritaire et
étouffante.
Les autorités chinoisent déclinent une avance incontestable dans des domaines sensibles de la chaine
de valeur sans pour autant garantir le devenir de ce modèle si l’on admet que sans liberté
d’expression et démocratie aucun scénario plausible ne peut survivre.
Rachid MEKSEN
Economiste, ancien haut fonctionnaire
LA NATION Quotidien National D'information