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Hommage à Mouloud Feraoun : a qui tu livres tes aveux ? (Contribution)

Introduction : L’étoile taciturne

Loin s’en faut : les hommages seraient des moments exclusivement passionnels (sentimentaux). Le veuille bien l’ensemble des questionneurs des langages qui traversent les moments de pensée : le penser n’a pas d’espace commun. A vrai dire, il n’en a aucun. Rendre hommage à Mouloud Feraoun, c’est le sortir de l’imagerie communautaire qui en fait l’agent d’un récit (droitisé) stéréotypé. Le seul reproche qui puisse être retenu contre les syntaxes créatrices, c’est la négation des limites de l’épistémè dans le culte du savoir dans sa dimension hégémoniste : le poète, l’artiste du Verbe, forme des secrétaires de l’Existence, pour les rendre comptables devant la postérité. L’historien est-il l’agent qui ne sait que valider les logiques des récits consacrés ?

Nous pourrons examiner le parcours de Mouloud Feraoun, à travers plusieurs angles. Nous en prenons trois, les plus manifestes. D’abord, le rapport de Feraoun à soi et à sa communauté. Ensuite, la mainmise de la pensée coloniale sur le monde des concepts et des savoirs. En dernier lieu, le rapport de Mouloud Feraoun aux divers moyens d’expression (de reconnaissance de soi).

1° Les belliqueux se serrent les coudes    

Pourrions-nous prétendre que la critique littéraire, comme tout exercice scientifiquement commun, part souvent de deux déterminants : l’idéologie et l’épistémè ? Et si nous sommes en devoir de repérer les éléments qui entravent la critique littéraire algérienne dans ses cogitations réfractaires à l’institution bourgeoise, la citation de Tahar Djaout, qui s’inscrit dans une démarche historique, prenant une position publique, devient inévitable. Il dit à propos de Mouloud Feraoun ce qui suit : « L’oeuvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses détracteurs, mais aussi des défenseurs convaincus. (…) Paradoxalement, les reproches adressés à Feraoun de son vivant et dès le début de sa carrière, sont les mêmes que certains exhibent aujourd’hui encore, comme si les outils de la critique n’avaient pas évolué depuis et comme si le contexte sociopolitique et culturel de l’Algérie était demeuré immuable. Le plus tenace des griefs s’attache au cachet trop régionaliste que d’aucuns décèlent dans l’oeuvre »[i] (citation reprise d’un article d’une universitaire algérienne, à savoir Dr. Boualit).

Djaout prend une double posture : celle d’un critique et celle d’un militant. L’on voulait réduire la littérature de Feraoun à un reportage ethnographique reprenant dans les psychés collectives toutes sortes de mythes et de fantasmes. Or, quand on lit les textes de certains critiques, l’on nous dit que Feraoun est loin de tout narcissisme par lequel il viserait un quelconque culte de soi. Il est hanté par deux positions existentielles : il s’acquitte de sa dette envers les siens en reprenant des faits que pourtant il dit banals, mais il critique ses co-sujets (aux deux sens : être pensant et être évoluant dans un espace qui n’est pas la Cité- entendu opposé au statut de citoyen) en ne les ménageant nullement. Il décrit le village dans tous ses états. Il n’est pas dans l’existentialisme de droite, c’est-à-dire celui qui appuie trop sur ce que pourrions appeler le conflit ontologique et la sentimentalité bourgeoise. Il n’est pas non plus dans l’existentialisme de gauche surchargeant l’Être d’idéologie. Il n’est pas sartrien dans la mesure où l’œuvre littéraire de celui-ci sert d’une rampe de lancement de l’idéologie et de l’écriture techno-romanesque.

  2° L’Universel : sens interdit aux indigènes

« Son (Mouloud Feraoun) œuvre littéraire est très enracinée dans le terroir kabyle, mais ses résonances humaines sont universelles. Ses trois romans sont bien connus et sont parmi les plus lus de la littérature maghrébine de langue française. »[ii] (Jean Déjeux).

            La littérature de Mouloud Feraoun pourrait nous aider à accéder à l’Universel par la figure de prolétaire (ce mot est évoqué par Jean Déjeux dans un article consacré à Mouloud Feraoun). Mais les promoteurs de la science coloniale nous réduisent à des indigènes dont les pensées ne sont pas dignes d’être prises comme appuis ou comme arbitraires conceptuels. Nos énoncés sont en quête d’un statut scientifique dans l’arène intellectuelle. On nous refuse l’accès à l’universalité en nous chassant de l’espace idéologique aseptisé, protégé des moralisations dégradantes. Hélas, nous sommes des indigènes, pas des prolétaires. La conscience intellectuelle de nos chercheurs pourrait-elle se réconcilier, chacune de son côté, avec les impératifs épistémologiques de son espace disciplinaire ? Par sa biographie, pourrait-on dire de Mouloud Feraoun qu’il est écrivain de la classe prolétarienne ? Les idéologies officielles ont toutes leurs Jdanov et leurs relais doxiques. Justement, on connaît Feraoun plus comme instituteur que comme écrivain. Il était dévoué à son travail, cela veut dire qu’il était pleinement dans une idéologie qui était pourtant la sienne. Il pourfendait les intellectuels bourgeois. L’auto-investissement dans les tâches professionnelles mettrait fin à la spéculation journalistique et à la grammaire agressive. Les professeurs accepteraient-ils de cesser d’être des moralisateurs qui s’estiment les esclaves de la théorie à dimension performative et adversaires de la technique passagère ? Dur de confirmer : la morale est totalitaire et tyrannique. Elle chasse le questionnement primaire pour tomber dans les grilles dont l’aspect théorique a conditionné toute la communauté humaine.

   3° La droite : réservoir de sens ?

Une écriture consacrée à la littérature, principalement au roman. Mouloud Feraoun incarne la posture de Régis Debray qui dit être né littéraire et non militant. Le rejet de l’idéologie par les écrivains bourgeois se conjugue à l’embourgeoisement des universitaires qui, pour certains, relaient toutes sortes d’idéologies rétrogrades. Or, chez Feraoun, l’écriture ne s’attribue aucun privilège que procurerait une quelconque doctrine. En écrivant, il défie les trois principes liés à la création littéraire et artistique (de façon générale : la création est une belle déviance non pas qu’elle soit perverse, mais qu’elle donne lieu à des moments signogènes, -de fait fascinants). Le premier, c’est le conflit ontologique qui constitue, depuis la naissance de l’art et notamment de la littérature de droite, la centralité des belles plumes. Justement, Mouloud Feraoun évite cette impasse et met l’accent, souvent à partir du réalisme et de l’écriture balzaciens, sur la vie collective. Le second, c’est la syntaxe existentielle : Mouloud Feraoun montre ses capacités d’amadouer les moments extrêmes nés d’un oui ou d’un non (Freud met l’accent dans certains de ses travaux sur l’importance de l’émergence du oui et du non dans le patrimoine psychique –passez-moi les dérapages lexicaux n’ayant en tête l’expression exacte de cela) dans la création artistique par les cumuls culturels qu’il a réussi à exploiter. Le troisième, c’est la vacance verbale : écrire le prétendu réel n’est-ce pas se voiler le vrai réel ? Souvent le schizophrène perd contact avec la langue et il épouse son propre langage, celui qui le rend capable de se reconstruire après le traumatisme qui l’a scindé en deux entités qui s’opposent l’une à l’autre. Et les chercheurs en littérature connaissent bien les liens qui existent entre la littérature (voire la création) et la folie. « Au XXème siècle, études cliniques à l’appui, des spécialistes ont montré que la dépression et d’autres types de maladies mentales contribuaient à la création artistique et littéraire. »[iii] (Catherine Azoulay).

Dans ma thèse de doctorat j’ai fait appel à certains concepts et expressions conceptuelles. J’ai tenté d’expliquer les trois principes par lesquels se côtoient la déchéance morale et le génie créateur.

Conclusion : fétichiser les identitaristes

L’existentialisme de Feraoun ne reconnaît pas les grilles de lecture de soi telles que conçues par toutes les corporations de droite. En décrivant la vie collective avec toutes ses pesanteurs, il ne se laisse pas pour autant emporter par les enjeux existentiels mineurs.

Il faut, pour comprendre un style, en interroger la syntaxe. Martin Heidegger, dans son ouvrage Qu’appelle-t-on penser ? (un recueil de cours), nous dit que la syntaxe est la doctrine de la phrase. Et si nous laissions la doctrine être examinée par une autre doctrine ?

L’accès à l’Universel ne peut se passer sans un jeu discursif. Les colonisés se sont laissé être écrits et pensés par l’Autre. Feraoun use d’un je cursif –il nous renvoie l’image d’un romancier en quête d’un ordre géo-symbolique dont il peine à faire le tracé. C’est un Être de narration, pour paraphraser Paul Ricoeur.

Les écrivains algériens –disons nord-africains- ont été habités par la problématique de la quête d’un ordre géo-symbolique qui se laisse, malheureusement, entendre par divers ordres, notamment celui des identitaristes, qui a marqué les fondements historiques de l’Etat algérien.

Abane Madi

Enseignant-chercheur 

Université de Tizi-ouzou

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