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Fouad Soufi (historien) à La Nation Et El Hourria : le jour où «L’administration coloniale s’est fait avoir»

Qu’est-ce que le 1er novembre vous inspire aujourd’hui ?

Comme je suis en train de travailler sur cette date, et que je sais ce qui se passe autour de moi, le sujet m’est familier. Je dors et me réveille avec le 1er novembre. Je prends mon petit déjeuner en pensant à l’article que je n’ai encore pas lu, à l’autre que je n’ai pas obtenu. A midi, je déjeune dans le même état d’esprit. Hier soir, avant de dormir, j’ai relu un article sur le sujet en prévision d’un article académique que je devais rendre le mois de septembre, mais que je n’ai pas terminé. Je me suis également promis d’écrire un petit livre sur le 1er novembre. Pour moi, je serais d’un autre monde s’il n’y avait pas eu le 1er novembre 1954. Je ne serais peut-être pas avec vous aujourd’hui.

Je ne sais pas ce que nous serions devenus si le déclenchement de la de la guerre de libération nationale n’avait pas eu lieu qu’on peut aussi appeler révolution. Ça ne me gêne pas. On commence à mieux comprendre aujourd’hui dans quelles conditions les choses se sont déroulées. Ç’aurait pu se terminer à la marocaine ou à la tunisienne. Ç’aurait pu se terminer à la sénégalaise ou à la togolaise, le mouvement de décolonisation étant impossible à arrêter. L’indépendance de l’Algérie a pris une autre forme que seuls les Vietnamiens ont su faire.

Le 1er novembre était, à la fois, un détonateur et un moteur.  De plus, la guerre d’Indochine allait produire d’autres conséquences sur ce qui se passe en Algérie. A savoir, briser ce mythe de l’Algérie département français. Ce mythe était inscrit non seulement dans la tête des gouvernants français, mais aussi dans celle des Européens et Américains. Seuls les pays de l’Est étaient réservés par rapport à ce mythe. L’Algérie n’était pas la France. Mais l’idée que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris circulait non seulement dans le sang des colonialistes (j’allais dire que c’était de bonne guerre de leur part), mais aussi dans le sang de l’administration française elle-même. Celle-ci allait, cependant, peu à peu se réveiller petit à petit, mais pas l’administration coloniale. On va le voir, plus tard, cette histoire de gouvernement général risquait d’aller très loin. Je le répète, à part pour les pays de l’Est et les pays arabes, l’Algérie c’était la France. On se demandait ailleurs pourquoi ces Français étaient-ils en train de se révolter ? C’était une affaire franco-française pensait-on. C’est là qu’interviennent les négociateurs algériens qui vont faire montre d’une grande classe. Ces jeunes investir l’ONU et les pays non-alignés pour faire parler de l’Algérie. Le 1er novembre mérite d’avoir son histoire.

C’est ce que vous avez appelez «commencer à comprendre» ?

C’est cette idée précisément. Vous savez, mon premier texte sur le sujet est paru en 1995. Il y a tout un monde entre ce que je savais à l’époque et ce que j’ai appris par la suite. C’est cela la recherche historique. En rédigeant mon article sur le 1er novembre en tant qu’événement fondateur, je me posais tant de questions. Je n’aimais pas beaucoup m’arrêter sur l’histoire de qui a tiré la première balle. Il l’a tirée pour lui-même ou pour l’Algérie ? Il l’a tirée parce qu’il voulait être le premier ou parce qu’il fallait tirer, tout simplement.

Deuxièmement, nous avons tous été embarqués dans l’histoire de l’instituteur tué alors qu’il était en compagnie de sa femme. On a compris que le mot d’ordre était : ne tirez pas sur des civils, sauf s’il s’agit d’agents de l’administration ou de militaires. On peut en déduire que l’ordre qui n’a pas été respecté. C’est la provocation du caïd, ce caïd dans toute la splendeur de son horreur. Il a voulu sortir son revolver pour faire peur à ceux qui étaient en face de lui. C’est comme ça que la balle est partie pour toucher mortellement l’instituteur.

La mort de ce dernier allait être exploitée, et c’est de bonne guerre aussi, par les services du gouvernement général et les services de sécurité français. Ah ! Ces Aurès sauvages qui ont abattu un instituteur venu éduquer leurs enfants ! Et ils ont en fait leur premier mort, or nous savons que des officiers et des soldats étaient morts à Khenchla, un peu partout, avant cela. Ils ont été effacés par cet incident. C’était juste de la propagande coloniale.

Ce n’était pas la première balle tirée, ni le premier civil tué. Le sous-lieutenant mort à Khenchla n’était pas mort de crise cardiaque. Il a été tué par balle. En fouillant plus et en interrogeant les moudjahidines, j’ai découvert qu’un chauffeur de taxi a été abattu à Oran entre 23 h 30 et minuit 1954. Pourtant, personne n’a parlé de ce chauffeur de taxi. Mis à part Alger républicain, la presse n’a soufflé mot ou même mentionné sa mort dans la rubrique des faits divers. On ne réveille pas le préfet à minuit pour lui annoncer la mort d’un chauffeur de taxi. Cela ne fait pas sensation et ce n’est pas exploitable. Si on examine ces détails à la loupe et avec un chronomètre à la main, on n’en sortira pas.

Comment avez-vous découvert cette histoire ?

J’ai discuté avec un témoin qui a participé à l’opération. Celui-ci m’a raconté une autre histoire. Il m’a dit que son groupe a préparé une attaque contre une caserne où se trouvait une armurerie. Il était 23 h 30. Les gens sortaient des cinémas et se rendaient aux cafés. Il y avait du monde à Oran. Plusieurs témoins ont vu qu’ils sont montés dans le taxi. Arrivé devant la caserne, ils se sont rendu compte que l’agent de garde qui devait leur ouvrir la porte, n’était pas là. Ils ne pouvaient donc pas rentrer, car il y avait une autre sentinelle. Ils ont pris peur et ont voulu reprendre le taxi pour rejoindre le groupe de Zabana qui se trouvait à une quarantaine de kilomètres de là, mais le chauffeur a refusé. C’est à ce moment-là que Cheriet Ali Cherif, le responsable Ali Chérif, ancien membre de l’OS, a ouvert le feu sur le conducteur qui est décédé sur le coup ou juste après. Je l’ignore. Je ne suis pas allé jusqu’à ce détail. Tout le groupe allait être arrêté, sauf celui qui m’a rapporté les faits qui ont été publiés par la dans la presse mais pas avec tous les détails.

Votre témoin était pourtant dans le coup.

Oui. Il a vécu par la suite d’autres péripéties. Tous les membres du groupe ont été condamnés à de lourdes peines et Cheriet de la peine de mort. Il a été exécuté quatre plus tard en 1958. Il avait avoué avoir tiré sur le chauffeur de taxi. Et puis, faut-il rappeler qu’ils sont passés devant un tribunal civil, et non devant le tribunal des forces armées. Pour eux, il était inconcevable que des jeunes puissent se lancer dans la lutte armée. Ce moment ne figure pas dans les livres d’histoire. Pour eux, il s’est rien passé le 1er novembre 1954 à Oran.

Le Chahid Ramdane Abdelmalek est mort cette nuit-là ?

Non, Ramdane Abdelmalek, membre des 22, est mort quelques jours plus tard et pas dans la nuit du 1er novembre.

Guy Monnerot, l’instituteur, n’était donc pas le premier civil tué, mais Azoulay. Et comme c’était un simple chauffeur de taxi, juif de surcroît, sa mort n’était pas aussi symbolique que celle d’un instituteur. Il ne faut pas oublier que les pieds noirs étaient anti-juif, un peu moins à Oran. Aujourd’hui, ils ne le reconnaissent pas.

A quoi pourrait servir le 1er novembre pour avancer ?

On ne peut pas avancer si on ne connaît pas le passé. Parce qu’on ne sait pas où en est ? Le 1er novembre a pour socle deux textes fondateurs. Le premier est la fameuse Proclamation où l’Appel du premier novembre. Le deuxième, plus court et peu connu, c’est l’appel de l’ALN. 

Il est public, pas secret ?

Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il s’agit d’un document écrit à la main. On sait que c’est Boudiaf qui a rédigé. Certains disent avec Didouche.

Ce qui nous intéresse aujourd’hui pour avancer, c’est de savoir comment les événements se sont déroulés. Je suis en train d’accumuler tout ce qui a été diffusé sur ce qu’on appelle la Proclamation du premier novembre. Non pas le texte en lui-même, mais sa forme. Le fac-similé qui a été publié dans El-Moudjahid de l’époque ne porte pas le titre de Proclamation. Ce qu’on refuse d’admettre aujourd’hui, c’est qu’il a été pensé, rédigé en langue française et traduit après en arabe. Quand ? Là aussi c’est tout une histoire. Donc, si nous voulons avancer, nous ne devons rejeter une petite partie de nous-même qui a été produite en langue française. Le texte fondamental de l’Algérie d’aujourd’hui, la proclamation du 1er novembre est un texte écrit d’abord en français puis traduit vers l’arabe. Or, de nos jours, on nous montre un beau cadre en arabe et on refuse de dire qu’il s’agit d’une traduction.

Cela change quoi quand on sait que la Proclamation a été rédigée en Français. Quelle serait la portée philosophique, idéologique, historique, culturelle d’une telle information, voire d’une telle découverte ?

Il est essentiel de savoir si cette traduction a respecté ce que le texte original voulait passer comme message. C’est une question de fidélité à un texte d’origine et une fidélité à une réalité historique. Secundo, pourquoi a-t-il été écrit en français ? Tout simplement parce que les rédacteurs ne maîtrisaient pas l’arabe. Se pose ensuite la question de l’impression qui a été faite, dit-on, à Ighil Imoula. Oui, mais pas que…

L’histoire de ce jeune imprimeur qui a été kidnappé par Ouamrane ?

On peut dire que c’est acceptable. On ne peut pas affirmer que c’est vrai. On ne l’a pas vécu. On n’a rien d’autre que le témoignage de Zaâmoum. Cela ne concernait que la zone 4, car après la rédaction du texte, les Cinq se sont séparés et chacun a pris avec lui une copie pour l’emmener dans sa zone. Ils n’ont pas attendu l’impression. Chacun s’est débrouillé pour avoir sa copie. Je ne sais pas de quelle manière. Ils l’ont, peut-être, copié à la main. Je ne le sais pas.

Maintenant, même si on n’a pas un témoignage aussi clair et aussi beau que celui de Zaâmoum, on a, à côté, un autre petit témoignage. Le 29 octobre, Selam Boubaker, qui est mort il n y a pas longtemps, raconte qu’Abas Leghrour lui a demandé de lire à son groupe de moudjahidines, réuni à Khenchla, les deux textes en Français. Ces textes ne sont rien d’autres que la Proclamation du 1er novembre et l’Appel de l’ALN qu’Abas Leghrour a eu de la part Ben Boulaid que lui-même a ramenés de la réunion des Cinq. A cette époque, il n’y avait de moyens de transmission moderne comme le fax. Voilà au moins un second témoignage. On oublie le rôle d’Abas Leghrour à cause de ce qu’il est devenu après. Ce qui m’intéresse, cependant, c’est ce qui s’est passé la nuit du premier novembre.  

Qui était des 5 ou des 6 historiques le plus apte à rédiger ?

Le personnage central des Cinq (et je n’ai pas dit 6), est Boudiaf. Ils étaient tous en fait des hommes hors du commun. Il faut savoir que les Cinq ne faisaient rien sans trois autres personnages, dont on ne parle plus. C’est-à-dire Ben Bella, Khider et Aït Ahmed. Ces trois étaient systématiquement informés de tout et représentaient la petite tendance appelée le CRUA au Caire qui faisaient face aux représentants du MTLD, de L’UDMA, des Oulémas, des messalistes.

Ces trois formaient le noyau dur de la résistance à l’extérieur. Ils sont les premiers à traduire le texte de la Proclamation en arabe.

Qui est le traducteur ? Khider, Aït Ahmed ou Ben Bella ?

Tout porte à croire que ce soit Khider. Ben Bella ne maîtrisait pas l’arabe. Aït Ahmed s’est dit incapable, même si on sait qu’il connaissait l’arabe.

Contrairement à ce qui a été dit, Boudiaf n’est pas parti au Caire. Il s’est réuni avec les trois ou avec Ben Bella et Aït Ahmed en Suisse. Il était parti d’Alger pour Genève le 29 octobre en vue de transmettre le texte aux gens du Caire. Les Trois savaient qu’il allait arriver pendant la nuit. Ils l’ont traduit en arabe et l’ont diffusé. Ils ont reçu l’autorisation d’utiliser la Radio égyptienne. Je ne dis pas que l’autorisation venait de Nasser lui-même. Je dis tout simplement que ce n’était pas facile. Que c’était sérieux, si non la radio n’allait pas autoriser des aventuriers raconter n’importe sur ses ondes.

Qui a lu le texte à la Radio ?

Ils se sont mis d’accord pour désigner Ben Bella. C’est-à-dire celui parmi les trois qui ne savait pas lire l’arabe. Aït Ahmed raconte dans «Libre Algérie» que Ben Bella a tout transcrit en caractère latin. Pendant que Ben Bella lisait la Proclamation à la radio, les deux autres tenaient des discussions avec les représentants algériens des autres tendances après que Khider leur a lu le texte en arabe.

Selon Aït Ahmed, il y a eu aussi une traduction en Anglais. Au 1er novembre, le même texte a été présenté dans trois langues. Où sont les manuscrits originaux de ces textes ? Je l’ai appris tardivement. Le texte lu par Ben Bella a été enregistré par le service d’écoute. C’est normal. Il a été traduit en Français. Ce texte existe, en deux versions : papier et audio. Il faut le demander à la France.

La question est de savoir Jusqu’à quel point le texte lu par Ben Bella était-il fidèle au texte de Boudiaf-Didouche.

Vous disiez qu’il fallait régler les problèmes de l’avenir dans le passé, dans l’histoire. En quoi ces détails sont-ils importants ?

C’est toute la place de l’histoire dans notre pays. C’est toute la conception que l’on fait du passé du pays. On a confondu dans l’écriture de l’histoire du mouvement national, l’histoire du PPA-MTLD-FLN avec l’histoire du mouvement national. Oui, le PPA-MTLD a été le parti le plus représentatif de la population algérienne musulmane. C’est clair, net et précis. Il a remporté des élections aux moments les plus cruciaux. Or, c’est les élections qui posent problème à l’historien. Nous sommes en 1945, on a subi les massacres du 8 mai. Ces massacres qui ont provoqué cette rupture entre la population dite musulmane et la population européenne. La rupture entre les Algériens et le système colonial. Et deux plus tard, on participe à des élections et on envoie même des députés MTLD à Paris tout en se revendiquant du courant indépendantiste. Qu’est ce qui se passait au sein de ce qui allait devenir le MTLD ?

Les détracteurs du MTLD ont parlé de glissement vers l’électoralisme. Pensez-vous que c’est une vérité ?

Non, c’est une tactique. Je dirais plutôt un glissement vers le réformisme. Ils ont choisi la voie du réformisme dans le but de faire pression sur le système colonial pour négocier ensuite. Mais on ne négocie pas avec le système colonial. On a vu l’expérience de L’UDMA de Farhat Abas. Il voulait faire la révolution le 8 mai 1945. Il s’est retrouvé en prison.

Si on veut avancer, il ne faut pas se mentir sur notre histoire. Il faut reconnaître, d’abord, tout simplement que lorsque la révolution s’est déclenchée, le peuple n’a pas adhéré spontanément. Ce que nous appelons le peuple, c’est-à-dire les gens qui ne se sentaient pas Français ne faisaient pas de politique. On sait aussi qu’il y avait des Algériens musulmans qui voulaient devenir français.

L’indépendance est un mot magique qui allait frapper l’imagination. Si le MTLD se revendiquait de son passé indépendantiste, il y a aussi les jeunes de L’UDMA et des Ouléma qui croyaient aussi à l’indépendance, en dehors du positionnement de leurs directions qui étaient contre la lutte armée. Là, il faut mener des études précises.

Et les communistes ?

C’est encore plus compliqué, parce qu’aujourd’hui il est interdit de parler du parti communiste. Sauf qu’on n’interdit pas à un historien de le faire. Je dis ce que je sais, si je me trompe, tant pis pour moi. J’ai lu qu’il y avait un maquis de communistes dans les Aurès auxquels Ben Boulaid a demandé de lui remettre les armes, mais ils ont refusé en arguant que la révolution ne se fait pas sans armes. Il a fallu l’intervention de leur chef à Alger pour qu’ils remettent leurs armes au chef des Aurès. C’est vrai qu’il y a des communistes qui ne se sentaient pas intéressés par la lutte armée à l’instar de ce militant, qui a répondu «j’étais à la pêche» à la question «où étiez-vous le 1er novembre» posée par un journaliste.

Bachir Hadj Ali qui se trouvait aux environs de Beni Yenni a dit à un français qui l’accompagnait : «Il y a quelque chose qui se prépare », mais il ne savait ni quoi, ni quand, ni comment.

Ce que nous ne savions pas, c’est que l’indépendance était, à l’origine, une idée en gestation chez quelques communistes qui vivaient en Algérie dans les années 20. Il y avait en effet des débats entre le PPA et le PCA à Oran en 1937 autour de l’indépendance.

Le mot indépendance était un mot tabou. On le pensait mais ne le prononçait pas. Messali Hadj, lui-même, n’a pas prononcé le mot indépendance dans son premier discours à Alger, en 1936. Le mot est écrit dans ses mémoires, mais pas dans les archives. S’il avait prononcé le mot indépendance, à cette époque, il aurait pu être arrêté. Il a d’ailleurs été arrêté, un an plus tard, après qu’il a dit lors d’une rencontre privée : notre programme, c’est l’indépendance. L’indépendance, ce mot magique. D’un côté, il fallait le murmurer, de l’autre dès qu’on l’entendait, c’était la prison.

Pour revenir à la genèse du 1er novembre, les Oulema et l’UDMA, je parle de ceux qui décident, étaient contre la lutte armée. Les Messalistes étaient pour la lutte armée, mais, pour eux, ce n’était pas le moment. Quant aux Centralistes, je pense à trois personnages Lahouel, BenKhada et Abdeerrahmane Ghares, adoptaient une position attentiste. Ils disaient : on n’est pas prêts

Certains Centralistes ont su anticiper, Yazid par exemple. Ben Boulaïd lui-même était membre du Comité central. ?

Yazid ne participait pas aux débats. Encore que Boudiaf et Ben Boulaïd savaient qu’il y a des Centralistes prêts à franchir le pas. Donc, il y a les neutralistes qui vont se rapprocher des Centralistes. Ce sont en fait les gens de l’OS, les créateurs du CRUA, qui se sont rapproché des Centralistes. Ils savaient que, le jour du passage à l’action, ils allaient trouver le soutien du côté des centralistes plutôt que des messalistes.

Est-il vrai que certains militants gardaient un pied au CRUA et un autre chez Messali ? Krim et Ben Boulaïd par exemple ?

Ben Boulaïd, non. Après avoir été reçu par Messali et il a compris qu’il n’y avait plus rien à attendre de lui. D’ailleurs, selon une racontée par Omar Boudaoud, quand Ben Boulaïd a rapporté à Didouche et à d’autres la réponse de Messali, un homme parmi les présents aurait dit «puisque Messali ne veut pas, je pars en Syrie, au moins les syriens se sont révoltés». Didouche a alors répliqué «nous, anonymes que nous sommes, on va passer à l’action et les autres vont se retrouver en prison». C’est exactement ce qui s’est passé.

Les autres, surtout les gens de Constantine ?

Là on arrive à l’histoire des 22. On parle, aujourd’hui, des 22 comme si c’était une sorte de parlement. Les 22 ont été choisis par Boudiaf (accessoirement par Ben Boulaïd) parmi les gens qu’il connaissait un par un. Et les Cinq, c’est-à-dire, Boudiaf, Ben Boulaïd, Didouche, Bitat et Ben M’hidi étaient sur la même longueur d’onde. Ils avaient besoin d’écouter. C’est pour ça que Mechati écrit 20 ans plus tard que ce n’était pas démocratique. Depuis quand, dans des débats comme de cette nature, au sein de mouvements clandestins, on se soucie de la démocratie. Dans la tête des Cinq, tout était une question de confiance. Qui parle avec qui, et travaille avec qui. Ce n’était même pas une question de représentativité de telle ou telle région. Chacun d’eux représentait toute l’Algérie. Et comme Boudiaf était de l’Est, il était normal qu’il choisisse des gens de l’Est. L’équilibre régional, c’est notre problème à nous. On a été marqué par cette question absurde. Les Cinq avaient un autre projet. Aucun parti du mouvement national n’a pratiqué la démocratie. Pour moi, en tout cas, tout a été préparé d’avance. On n’était pas venu discuter démocratie.

C’est ça qui était extraordinaire. L’administration coloniale s’est fait avoir. Le directeur de la sûreté d’Alger, le préfet Jean Vaujour était, peut-être, au courant de tout sauf la date.

Et si on abordait l’évolution de la guerre ?

Je voudrais m’arrêter sur l’année 1956. C’est-à-dire juste avant la bataille d’Alger et après la bataille de Diên Biên Phu. Cette année-là, l’armée française continuait à rapatrier des troupes dont une partie en Algérie. Elle était en train de recruter des harkis partout. L’opinion publique et même l’armée ont été ébranlées par les événements du 20 août 1955. Donc, il allait y avoir une accumulation de phénomènes qui allait renforcer l’ALN et qui faire que le terrain ne soit plus entre les mains de l’armée, mais entre celles de l’ALN. C’est à partir de ce moment que beaucoup de tirailleurs algériens ont déserté avec armes et bagages pour rejoindre l’ALN. Et c’est là que l’Armée française a commencé à débarquer des troupes d’appelés et de légionnaires pour renforcer la légion étrangère. Le renfort était formé, en partie, par d’anciens prisonniers de l’armée allemande, de véritables combattants. Cependant, le génie des dirigeants de la révolution a fait qu’ils ont compris que militairement c’était, peut-être, le point fort, mais idéologiquement, mentalement, il y avait un travail à faire en direction de ces soldats, pour leur dire : Pour qui vous battez-vous ? L’ALN va, dès lors, organiser des désertions à partir du Maroc. Certains vont rejoindre les rangs de l’ALN et d’autres vont rentrer chez eux ou gagner un pays d’Europe.

Avec le retour de Charles de Gaulle au pouvoir, les choses ont commencé à changer. De Gaulle est un militaire. Et un militaire doit gagner la guerre. S’il ne la gagne, il va en prison, ou il se suicide. A côté de cela, le général avait ses idées.

La venue de De Gaulle et la mise en place du plan Challe ont, certes, fait souffrir la révolution de l’intérieur. Mais le terme anéanti, colporté çà et là, n’est pas vrai. Le plan Challe a réduit les capacités des wilayas. Les harkis ont joué un rôle de premier ordre. Ils ont été très dangereux. On comptait au minimum 50 000 Harkis, peut-être plus. Cela dit, il faut distinguer entre les harkis qui savaient ce qu’ils faisaient et les autres. Cela dépend des endroits, de la densité de la guerre, de la présence de l’armée française ou de l’ALN.

Et puis il ne faut pas mettre dans ce sac ceux effectuaient leur service militaire ; le service militaire même durant la guerre n’était pas interdit. C’était une occasion pour les jeunes de se former avec l’objectif de rejoindre plus tard les rangs de l’ALN. Il y a, d’autre part, des soldats et des officiers de carrière ont rejoint les rangs de l’ALN. Même ceux qui n’ont pas rejoint l’ALN ne se faisaient pas d’illusions.

Une belle histoire, la révolution algérienne ?

Une très belle histoire. C’était une guerre juste. Pas du tout une guerre de races. Il y a avait des Français qui étaient contre la présence coloniale, des généraux contre la torture qui ont été enfermés dans des forteresses, tandis que les autres, les Salan et consorts, ceux qui sont allés jusqu’à organiser un coup d’état pour sauver leur Algérie française ; ceux-là ont été rétablis dans leurs droits et réhabilité en 1982. Le discours de haine n’explique rien. Au contraire, il rend difficile une vision académique de l’histoire.

Comment appréciez-vous ce qui se fait aujourd’hui dans le domaine de l’écriture de l’histoire de la Guerre de libération ?

En France, ils font leur boulot. Nous aussi. La différence, c’est l’édition. Un livre édité en Algérie vient après cinq, six ou cent, édités en France, voire plus. Il y a tant de thèses en Algérie qui n’ont pas été imprimées. En France, ils éditent la moindre thèse, une fois acceptée. Ils ont une vieille tradition dans l’écriture de l’Histoire. C’est pourquoi, il faut fournir plus d’efforts dans ce domaine, sans oublier l’autre domaine : la formation. Par exemple, comment pourrait-on accéder aux archives si on ne connaît pas la langue française ? Et nous en avons les moyens. J’ajoute une chose : il y a une confusion entre la mémoire et l’histoire. La mémoire, étant formée par les souvenirs des uns et des autres.

Boumediene en 1966 avait dit : «Il faut que les moudjahidines transmettent le flambeau à la jeunesse. En réalité, il parlait des souvenirs des moudjahidines».

Que pensez-vous de cette idée qui consiste à dire que le travail de mémoire devrait se faire en partenariat avec l’autre ?

Tout ce qui rapproche, bienvenue ! Cela dit, ma mémoire c’est ma mémoire, leur mémoire c’est la leur.

Le rôle de l’historien et d’expliquer comment les Algériens mouraient de faim pendant la période coloniale. Voilà notre mémoire, même s’il y a des Algérien d’aujourd’hui disent qu’hier c’était mieux. L’historien rappelle à ceux-là comment les Algériens ont commencé à manger «El khourchouf», le cardon, cette plante sauvage réservée aux animaux que le besoin a poussé les Algériens à domestiquer. Il y a une différence entre un historien algérien qui parle le français et un français qui parle la même langue. Moi, je sais d’où je viens.

Nous disons révolution alors que les français disent guerre. Deux concepts différents ?

Les historiens français de droite disent guerre, rébellion, insurrection. Ceux de gauche utilisent guerre d’indépendance, d’autres choisissent guerre de libération mais pas la révolution. Nous, on dit une révolution. Je sais que le mot révolution est apparu très tôt dans El Moudjahid. Je peux accepter que ce soit une révolution parce que ça s’est passé dans une société qui a voulu changer un ordre établi. Changer l’ordre colonial. Toujours est-il que nous avons mené une guerre pour libérer notre pays des ténèbres de la colonisation.

Nous parlons de révolution où il y avait d’autres aspects artistiques, culturels et même sportifs ?

C’est normal. Ce qui frappe l’imaginaire, c’est le côté militaire. Nous avons besoin de ça pour construire notre sentiment. Je rappelle que la première diffusion de l’appel du 1er novembre en Europe, a eu lieu en Hongrie grâce à un communiste d’origine pieds noir réfugié là-bas. C’est pourquoi on comprend l’attitude de la France envers ce pays. C’est comme l’intervention des français en Egypte 1956. On sait aussi pourquoi les français n’aimaient pas les Espagnoles…etc

Le quotidien américain New York Times a révélé que parmi les 24 crânes des militants algériens restitués par la France, seules 6 sont identifiées.

Je ne sais pas comment ils sont arrivés à une telle conclusion. De toutes les façons, les Français voulaient se débarrasser de ces témoins gênants et, d’autre part, ces crânes encombraient le musée.

Est-ce qu’il y a un moyen technique d’identifier ces crânes ?

Je pense que oui. Il faut à ce moment-là avoir l’ADN d’un des descendants. Mais les Français ne s’y intéressent plus. La seule chose que l’on puisse savoir, c’est qu’il ne s’agit pas d’un Européen.

Je rappelle que Boubaghla a été décapité et que son crâne se trouve au musée de l’homme à Paris C’est écrit, en toute lettre, dans la revue africaine et tout le monde peut le lire. Les français mettaient des crânes sur des piquets et les prenaient ensuite chez eux pour les peser, les mesurer… en prétendant qu’il s’agissait de science.

Entretien réalisé par Mohamed Bouazdia et Mahdi Berrached

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