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Liess Vergès, architecte, à La Nation : ”Ma guerre, c’est bâtir”

La Nation : Vous avez fait l’Epau (Ecole polytechnique d’architecture d’Alger) ?

Liess Vergès : Non, j’y ai enseigné pendant trois ans le projet urbain et le projet architectural. Ce qui était un privilège. La transmission du savoir me passionne. Pour ma part, j’ai étudié l’art appliqué et le design à l’école Camondo, à l’atelier du Louvre et Paris-La Villette. J’ai plus tard développé une approche personnelle sur le ”sensible”, ”la qualité”, ”l’espace”, ”l’habité”. Je ne suis évidemment pas le seul mais comme le métier devient extrêmement rationnel et rationaliste. Il est maintenant basé sur le rendement que ce soit en Algérie ou ailleurs où la qualité architecturale baisse aussi. On le voit bien avec les bâtiments du Tertiaire, ce qu’on appelle les «murs rideaux», des structures sur lesquelles on plaque du verre. Cela donne les tours que tout le monde connaît.

Comme celles qui commencent à fleurir à Alger, particulièrement au centre d’affaires près de l’aéroport

Tout à fait. A Bab Ezzouar aussi.

On en voit aussi à Oran. C’est une tendance qu’on confond avec la modernité.

Oui, c’est un formalisme qui répond à du rendement. C’est comme le poteau-poutre en béton. Ça donne des choses parfois horribles qui défigurent les paysages. L’architecture, pour moi, c’est ce que l’on ne voit pas dans le bâtiment et qui donne une qualité d’espace, une qualité d’usage, d’atmosphère.

Quel est le rôle de l’architecte, selon vous ?

Je vous répondrai par une définition de l’architecte italien Andrea Branzi qui dit à peu près ceci : ”l’architecture n’a rien à voir avec l’art de la construction. C’est une discipline qui interprète la société historiquement et anthropologiquement pour pouvoir la propulser vers l’avenir”. Pour moi, c’est un art complexe et complet. On parle bien de maître-d’œuvre et de maître d’ouvrage. On habite une architecture, mais on ne sait jamais si on va réussir à sortir une architecture.

Nous sommes assis au centre-ville, sur une marche des escaliers qui mènent vers les hauts d’Alger jusqu’à l’hôtel Aurassi. En face de nous, la baie d’Alger, la Grande Poste, au fond la nouvelle mosquée, les trois tours en plexiglass et aluminium et, plus loin, les nouvelles cités de la périphérie. Qu’évoque en vous cette ville ?    

Un rapport très faussé sur ce qu’est une parcelle, une assiette, une continuité même si on peut admettre parfois des discontinuités. L’urbanisme demande du temps. Il faut apprécier ce temps d’étude et d’expérimentation. L’urbain, c’est l’espacement, c’est l’évidement. C’est comment organiser du vide dans l’urbain. C’est tout un savoir-faire. Par la suite, on prépare les parcelles où l’architecte peut intervenir.

A Alger, on sent que les choses se font, depuis longtemps, à l’emporte-pièce.

Oui. Regardez ce qu’on appelle dans notre jargon les déserts urbains. Au milieu de nulle part, on a 500, 1000 logements d’un coup. L’urbanisme a des règles. En Algérie, c’est le culte de la solution qui prévaut. Les architectes pseudo modernes optent pour les solutions techniques. Or, en matière de sensible et de qualité de l’espace, le technique est au service de l’habité. Il faut décider au préalable ce que l’on veut pour obtenir ce que l’on veut et atteindre ainsi l’esthétique. L’esthétique, c’est une manière de faire pour une manière de vivre. Il faut d’abord décider de la manière de vivre et de la manière de faire pour y arriver.

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On a l’impression que ce postulat n’est pas posé en Algérie avant la construction des nouveaux espaces urbains.

Il n’est pas posé, effectivement. Nous sommes à l‘âge du logement. Avant on parlait d’habitat social HLM, HBM, etc.. Aujourd’hui, on parle de LPA, LSP, LLL… bref du logement. Il y a un rez-de-chaussée, un premier étage, une zone urbaine mais fermée par des portes métalliques noires. Les trottoirs y sont difformes. Et même si, comme à la nouvelle ville de Sidi Abdallah, les avenues sont larges, ce qui est une bonne chose, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une ‘’zone’’. C’est un héritage du modernisme. En Occident, on en est revenu mais, ici, on l’applique encore de manière plus mauvaise.

Lorsqu’un musicien entend un air plein de fausses notes et des disharmonies, il est sûrement profondément dérangé. Quel sentiment domine chez l’architecte qui se balade dans les nouvelles constructions en Algérie ?

On peut dire aussi un médecin. Quand on entame le diagnostic, on constate d’abord le manque d’hygiène dans les rues. Cette tolérance à la saleté est une projection de notre intériorité. La ville est une projection de notre intérieur, de notre psyché, de notre entendement du monde, de notre regard porté sur les choses. Ce qu’il y a au centre de l’architecture, c’est l’humain. Faire du logement pour le remplir d’humains, non, ça ne marche pas. Comment habiter aujourd’hui ? Evidemment, c’est une question difficile car il s’agit aussi d’une question financière. Mais rien n’empêche de répondre à la demande du logement social de manière plus pertinente, plus qualitative. Nous avons les compétences pour faire de belles choses.

Est-il possible de réformer ce qui a été déformé à la base et réhabiliter ce tissu urbain mal conçu dès le départ pour y injecter ce que vous avez qualifié de sensible, d’humain ?

C’est très compliqué. Quand des tonnes de béton sont posées n’importe comment dans des ensembles qui ne sont pas habitables, que peut-on faire ? Détruire ? Vous imaginez le coût d’une telle opération ? Cela me paraît inenvisageable. C’est cela le drame. Le diagnostic de l’architecte révèle la nature de la société.

Que révèle l’architecture algérienne de la société qui l’habite ?

Comment peut-on envisager le meilleur quand on s’est accommodé du pire ? Une question très complexe.

L’enseignement dispensé par l’Epau et des autres écoles du pays peut-il former des architectes, des urbanistes, des professionnels capables de régler cette question ne serait-ce que dans l’avenir ?

Je ne le sais pas parce que je n’assiste pas aux cours des collègues. Par contre, je peux dire que le programme est un projet urbain et architectural qui peut donner de bons résultats. Un étudiant même brillant qui termine ses études, une fois en activité, que peut-il faire ? Notre rôle est de développer chez lui un sens critique, un positionnement, une vision, un savoir qui lui appartient de grandir et de nourrir. Au cours de son apprentissage, nous l’encourageons à adopter une position d’architecte et non pas uniquement un savoir technique. Vous disiez tout à l’heure que les constructions se font à l’emporte-pièce, parce que justement ce ne sont que des constructions. Ce n’est pas cela l’architecture. L’architecture doit nous surprendre, nous parler.

Vous venez de participer à une biennale du design, que pouvez-vous nous en dire ?

C’est la première biennale de ce genre. Il s’agit d’un événement algéro-français dans lequel plusieurs institutions ont collaboré. C’est très réjouissant. Cela a permis à de jeunes designers et à des professionnels d’exprimer lors de l’exposition extramuros le rapport à la ville et dans celle intramuros leur vision de l’intérieur et du mobilier domestique. La manifestation devra se poursuivre avec la venue de designers français en septembre si les frontières s’ouvrent bien entendu.

Fils de Djamila Bouhired et de Jacques Vergès, voilà une combinaison génétique et historique rare. Comment vivez-vous cela ?

De manière tout à fait naturelle. Je suis né dedans. C’est ma normalité.

C’est tout de même un héritage et un capital culturel particuliers.

Oui, mais on s’en rend compte tardivement. Que ce soit par les marques d’admiration, l’image ou la polémique, les gens te renvoient nécessairement à ça. C’est un héritage très riche. C’est un héritage d’une grande époque, mais une époque révolue.

Qui continue néanmoins d’exercer une influence jusqu’à aujourd’hui.

Oui, mais qui est en quelque sorte terminé. L’époque des idéologies, des révolutions et de la décolonisation…

Djamila Bouhired était présente dans la rue au début du Hirak.

Tout à fait. Jacques a aussi continué de lutter, jusqu’à sa mort, et de batailler pour un certain nombre de questions qu’il a anticipées dès les années 1960. Je pense, par exemple, à son engagement contre la globalisation et l’impérialisme financier qui est une autre forme de colonialisme et d’assujettissement, par la technique, par la disruption des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ndlr) depuis les années 2000. Les Etats-Unis ont pris d’une vitesse fulgurante même l’Europe.

Aviez-vous l’occasion d’en discuter intimement avec Jacques et quels sont les éléments ou même une phrase qui vous ont le plus marqués ?

Nous déjeunions souvent ensemble, nous nous voyions souvent. Nous parlions souvent de l’héritage à propos duquel j’avais un regard critique. Il nous est même arrivé de nous confronter là-dessus. Mais ce qui reste d’eux, en dépit de la violence qu’ils ont vécue durant leur combat, c’est la simplicité. Ce sont des gens très simples. Ils se sont battus pour des idéaux, certes, mais aussi pour une certaine qualité de vie. Yemma (ma mère, ndlr) garde de la Casbah, même si elle la sublime un peu, une grande nostalgie. Au contraire de moi qui pose un regard critique sur ce mode de vie que je trouve d’un conservatisme très dur. Je suis quant à moi pour le changement. C’est la position de ma génération, celle qui viendra après sera encore plus différente. Je prends l’exemple de la souveraineté. La planète étant devenue ce qu’elle est aujourd’hui tout le monde dépend de tout le monde. Cette dépendance s’arrête au marché et au rapport de force militaire. Rien d’autre.

Pour résumer, le rapport que j’entretiens avec mes parents sur ces questions, en tant qu’urbaniste et en tant que citoyen aussi, est qu’il faut réinvestir le local et le régional. Parce que cette globalisation «mégapolitaine» a tué les territoires, les régions. Elle tue et standardise tout. Ce sont en général les discussions que j’ai eues avec mon père et avec yemma, différemment, car ils n’ont pas les mêmes caractères. Mais quoi qu’il en soit, j’aime beaucoup cet héritage même s’il est très difficile à porter par moment au regard de sa forte présence et de son caractère encore opérant.

Cela détermine-t-il votre conduite ?

Cela détermine surtout ma réflexion. Ma conduite est sensiblement différente, et c’est normal. Mes parents ont mené une guerre de libération. La mienne, c’est de bâtir coûte que coûte. Ils se sont battus contre un ennemi extérieur. Je crois pour ma part que l’ennemi est intérieur, pas à l’intérieur du pays, mais en nous. On peut se détruire soi-même et il y a quelque chose qui ressemble à cela en Algérie mais qui n’est pas une fatalité. Loin de là.

Que rêvez-vous ou espérez-vous pour l’Algérie ?

Je ne suis pas un homme qui rêve ou espère beaucoup. Je souhaite, cela dit, qu’on investisse lourdement dans la matière grise.

Comment va Djamila ?

Elle va bien. Elle est guérie. Elle se repose. Et malgré l’âge, elle garde autant de tonus. Nous la bichonnons du mieux que nous pouvons et la vie est belle comme ça.

Entretien réalisé par Mohamed Badaoui

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